Poursuivons aujourd’hui mes désormais traditionnels tops annuels avec, selon la logique chronologique, un gros plan sur l’année 1996. Comme je l’ai longuement indiqué dans mon précédent billet de ce genre, je suis alors parfaitement contemporain des sorties et j’essaie d’écouter, avec mes moyens de l’époque (peu d’argent et une médiathèque municipale bien fournie) tout ce dont on parle chez Lenoir où dans les Inrockuptibles. En regardant de plus près les choix réalisés ici, on remarquera que les disques à tendance mélancolique sont largement prédominants et c’est vrai qu’on ne rigole pas beaucoup sur une bonne partie des albums sélectionnés ici. Un parti-pris esthétique bien ancré à l’époque et qui a perduré d’une certaine façon, même si je pense quand même avoir élargi mon spectre depuis mes 20 ans. Brit-pop ou électro sont alors loin de mes préoccupations et n’ont pas réussi à prendre place dans mon Panthéon intime de ces années-là. Les Anglo-Saxons sont comme d’habitude largement dominants, avec une bonne moitié d’Américains, 3 Britanniques et 1 Australien. Les Toulousains de Diabologum sauvent en beauté l’honneur du rock d’ici. 1996 est surtout une année musicalement très dense et j’avoue avoir eu beaucoup de mal à trancher sur les trois derniers noms composant ce classement. Devrais-je refaire le même classement dans quelques semaines, vous pourriez y voir apparaître de sérieux prétendants comme le 60 watt silver lining de Mark Eitzel, les formidables premiers albums de Richard Davies et Jeremy Enigk ou le glaçant The doctor came at dawn de Smog. Le Walking wounded d’Everything But The Girl ou le Endtroducing de DJ Shadow mériteraient sans doute également une mention. Mais bref, tout choix est excluant et les albums sus-cités ont – ou auront – une place dans ces colonnes à leur tour.
Même s’il s’agit du troisième album officiel de Chan Marshall sous son identité féline, What would the community think est bien le disque de la révélation, celle d’une jeune femme écorchée à la personnalité impressionnante qui semble engager sa vie et plus encore sur chaque chanson. Obsessive et obsédante, la musique de Cat Power va puiser aux sources des musiques nord-américaines (folk, blues, country) pour en tirer une eau bouillonnante dont elle use pour curer ses failles autant que nos fêlures. D’une beauté inconfortable au possible, cet album marque pour nous la rencontre avec une artiste unique auquel on est resté fidèle depuis.
A distance de Bristol, l’épicentre du séisme trip-hop, les frères Godfrey et la formidable Skye Edwards livrent pourtant un nouveau chef-d’œuvre du genre. Le groupe pioche dans une gamme d’influences sous haute ascendance psychédélique, dans ses versions soul, pop ou même folk, pour un voyage amniotique aussi troublant qu’enveloppant. Ordre et beauté, luxe, calme et volupté n’ont pas fini de nous faire frissonner.
Nourri de la frustration accumulée pendant les années de vache enragée de Mark Oliver Everett – alias E – ce premier album de Eels bluffait – et bluffe encore – par son imposante maturité et une personnalité affirmée comme rarement. On y entend une musique mutante, accueillante et exigeante, fluide et âpre, et qui, malgré une production cossue et foisonnante, demeure pourtant résolument viscérale. Comme Chan Marshall, on découvrait en Mark Oliver Everett un compagnon fidèle de notre vie en musique, dont on continue de suivre de loin en loin les aventures souvent passionnantes, en tout cas jamais fades.
Teintée de folk et de country, majoritairement jouée en acoustique, la musique de Joe Pernice et de ses Scud Mountain Boys (une des nombreuses identités discographiques du bonhomme) scintille d’une lumière noire qui pourrait aussi bien vous entraîner par le fond que vous illuminer de sa beauté désenchantée. Sous ces mélodies étales à la profondeur de champ démoniaque se nichent des histoires de perdants magnifiés, d’alcoolisme et d’addiction, de désespérance et de ressentiment. Aussi magnifique que glaçant, aussi fragile que bouleversant, un immense disque de marée noire.
On ne rigolera pas beaucoup plus avec ce premier album de Sophia. Intégralement composé après la mort du bassiste de l’ancien groupe de Robin Proper-Shepard, tête pensante du combo, Fixed water est un disque aussi sublime que douloureux. La peine semble ici s’écouler au fil de chaque note et si les chansons sont pleines de larmes, elles dégagent une force consolatrice proprement bouleversante. Chant de conjuration, chant de consolation, chant de deuil et chant d’espoir, Fixed water est un merveilleux disque d’adieu.
Avec ce disque incendiaire et furieux, les Toulousains de Diabologum faisaient exploser le rock d’ici dans une déflagration aussi rageuse que jouissive. Mêlant guitares hardcore et boucles hip-hop, Debord et Slint, Jean Eustache et Richard Hell, le groupe de Michel Cloup et Arnaud Michniak prenaient la une avec joie et colère et allumaient un feu qui demeure toujours brûlant plus d’un quart de siècle après sa sortie.
Quatrième album du génial Neil Hannon et de sa Divine Comedy, Casanova laisse libre cours à la fantaisie et à l’exubérance du bonhomme. Toujours sur un fil dont il ne tombe jamais, Casanova est un disque outrancier et magistral, surchargé d’affects et d’arrangements, révélant les ambitions et le talent hors norme de Neil Hannon autant que ses fêlures et ses petites bassesses, exhibées avec un humour et une franchise désarmants. Un des sommets d’une discographie qui n’en manque pas, Casanova est sans doute aussi un des disques les plus personnels du fantastique Irlandais.
Alors au sommet de son art, le Californien livrait ici son disque le plus abouti, à la fois foutraque et parfaitement maîtrisé. Rempli d’une débauche de trouvailles sonores et de collisions fécondes, Odelay déploie un arsenal jouissif de chansons sexy, groovy, d’une souplesse féline et exsudant un plaisir communicatif. En 1996, le grand maître du jeu, c’était Beck.
Deuxième album officiel des Écossais de Belle & Sebastian mais disque de leur révélation critique et publique, If you’re feeling sinister demeure aujourd’hui encore un trésor inestimable. Fantastique disque des quatre saisons, cet album inépuisable se marie à toutes les lumières et à toutes nos humeurs, tant cette musique est capable de faire varier ses teintes en fonction des heures. Mélancoliques et entraînantes, éclatantes et gracieuses, d’une richesse rare et d’une ineffable subtilité, les dix chansons d’If you’re feeling sinister n’ont pas fini de faire scintiller nos jours sous leur chatoiement enchanteur.
Relecture acoustique – piano, guitare, trompette – de quelques morceaux choisis d’une discographie majuscule, Fête foraine démontre une fois de plus la grandeur de Peter Milton Walsh, homme-orchestre des Apartments. Des chansons qui oscillaient déjà entre le fantastique et l’exceptionnel s’élèvent encore d’un cran, Walsh installant entre chaque note ce qu’il faut de silences et de lumières pour rehausser là un contour, alléger ici un trait. Le tout sonne comme si les morceaux étaient joués dans votre salon éclairé à la bougie. Et dans ce halo de lumière flotte l’ombre majestueuse et solitaire d’un songwriter d’exception, dont la voix sera toujours un phare dans la nuit.