Mes amours francophones : 90-81
90. Elli & Jacno Le téléphone (1982)
Single lancé en éclaireur du troisième et dernier album du duo le plus singulier de la pop d’ici, Le téléphone offre un éclatant aperçu de tout ce qui faisait le charme unique de la musique du couple. Propulsé par un riff de violon irrésistiblement pot-de-colle, le morceau file bille en tête et fait se caramboler des giclures de guitare électrique – réminiscence des Stinky Toys ? – avec le chant bancal et haut perché d’une Elli Medeiros débitant les affres d’une séparation avec un parfait mélange de flegme et d’amertume. Triste et gai, dansant et lancinant, monochrome et scintillant, Le téléphone marie avec talent bien des contraires et nous garde en ligne, bien accrochés.
- Le téléphone
- Et aussi : L’âge atomique
- Bonus : sur Slate.fr, Jean-Marie Pottier se rappelait le 29 juin 2011 Les nuits de la pleine lune, ultime album du duo
89. Noir Désir Le grand incendie (2001)
Avec Des visages des figures, Noir Désir réalisait son disque le plus aventureux, sur lequel, grâce au collier d’immunité que lui procuraient son envergure commerciale et son indéniable aura, le groupe s’attachait à sortir du format rock à guitares qui avait fait sa gloire. Le grand incendie montre Noir Désir s’engouffrer avec délice dans des territoires plus accidentés, le temps d’un morceau multipliant saccades et accélérations autour d’un rythme de basse au groove dévastateur. La guitare aiguisée de Serge Teyssot-Gay dévide un chapelet de notes coupantes et hypnotiques tandis que Cantat remplace son chant de force par une scansion débridée que relance de loin en loin un harmonica soufflant. Grand morceau de rock cabossé, Le grand incendie se termine dans le fracas. Pour l’anecdote, on relèvera l’étonnante prescience du texte d’un morceau paru le jour même du 11 septembre 2001 et dans lequel semble se révéler toute la fureur du monde.
- Le grand incendie
- Et aussi : Des armes
- Bonus : «L’analyse des silences dans les musiques populaires actuelles : l’exemple de la chanson Des armes de Noir Désir» par Julie Vaquié-Mansion, Volume!, n°6, 2008
88. Alain Souchon Ultra moderne solitude (1988)
Petit maître en mélancolie douce-amère, Alain Souchon s’est affirmé depuis longtemps comme l’observateur subtil de nos tristesses contemporaines, portant sur nos foules sentimentales son regard empli d’une empathie tendrement goguenarde. Avec Ultra moderne solitude, Souchon atteignait une forme de perfection, se posant en consolateur doux et discret des brisures de nos cœurs, qu’il semble accompagner d’un simple et suffisant « Ça va aller ». Sur une mélodie évidemment composée par l’éternel comparse Laurent Voulzy, la chanson use de son instrumentation cosy pour dresser autour de nous une enveloppe apaisante, où les mélodies flottantes harmonisent pour former une sorte de cocon fraternel. Et souvent, en son for intérieur, on se retrouve à se demander aussi : « Pourquoi ces rivières, soudain sur les joues qui coulent… », phrase démontrant parmi d’autres la grandeur de Souchon pour trouver le mot juste.
- Ultra moderne solitude
- Et aussi : Quand j’ serai KO
- Bonus : à écouter, ce cycle de 5 émissions consacré à Souchon dans A voix nue sur France Culture
87. Dominique A Ce geste absent (2012)
Plus le temps passe et plus je tends à considérer Vers les lueurs comme le meilleur album de Dominique A mais j’y reviendrai sans doute un jour plus en longueur. Ce geste absent, antépénultième piste de l’album, débute sans palier par cette phrase jetée comme dans un souffle : « Quand elle est arrivée… ». Le morceau se déploie ensuite comme un slow, avec ce balancement tendre, balancement qui souligne d’autant mieux le gouffre qui s’est ouvert sous les pieds du narrateur, dont le monde semble avoir basculé « à cause d’un moment » et qui semble tourner, interdit, sur le tempo lent de cette chanson. Comme partout sur Vers les lueurs, Dominique A chante merveilleusement bien et livre ici un de ses plus beaux textes, dont nombre de vers me hantent depuis la première écoute : « Nous nous sommes tout permis / Nous nous sommes lâchés / Nous avons ri de voir la nuit nous chasser / De l’entendre courir après nous, essoufflée / Mais un instant ton rire / A dérapé j’ai vu ta peine / J’ai continué à rire quand même / Et je t’ai perdue sur-le-champ ». Ou comment saisir l’instantané d’une vie qui se brise…
- Ce geste absent
- Et aussi : Parce que tu étais là
- Bonus : une version live de Ce geste absent enregistrée en décembre 2018 pour un hommage aux Black sessions de l’éternel Bernard Lenoir
86. Étienne Daho Ouverture (2000)
Morceau devenu emblématique de l’immense répertoire du bonhomme, Ouverture se lève tel l’aurore aux doigts de rose chère à Homère sur les paysages somptueux de Corps et armes, disque amoureux et magnifique qui révéla véritablement Daho à mes yeux. Porté par les arrangements haute couture dressés par Wil Malone, Ouverture se dilate en majesté, retranscrivant à merveille la folle montée du désir, l’intense vibration des corps et des cœurs qui s’embrasent, la brûlante plénitude du coup de foudre. Accompagné comme souvent par la précieuse Édith Fambuena à la guitare, Étienne Daho campe au milieu de ce crescendo avec la résolution ferme et fébrile de celui qui contemple l’évidence de l’amour qui advient.
- Ouverture
- Et aussi : Le premier jour (du reste de ta vie)
- Bonus : « Ouverture d’Étienne Daho, ou comment une chanson échappe à son auteur par Anne Audigier (17 août 2018) »
85. Les Hurleurs Il y a des jours (2002)
Découpé à même un ciel noir d’encre, ce morceau tiré du remarquable troisième – et ultime – album de ce groupe disparu en 2003 nous donne une véritable leçon de sensualité fiévreuse dont on ne s’est toujours pas remis. Baignée d’une orageuse intranquillité, la chanson avance avec une forme de détermination obstinée, une guitare électrique faisant miroiter des éclairs en arrière-plan tandis que la basse d’Adrian Utley (membre émérite de Portishead) porte progressivement le tout à ébullition, une volée de cuivres venant attiser le brasier de leur souffle chaud. Ajoutez-y le phrasé parlé-chanté de Jean-Charles Versari et un texte magnifiquement assoiffé de désir et vous aurez une des plus marquantes chansons françaises de ce siècle – et assurément bien trop méconnue.
- Il y a des jours
- Et aussi : L’épreuve du feu
- Bonus : vous pouvez aller voir ce que fait Jean-Charles Versari depuis les Hurleurs sur son site web
84. Silvain Vanot Il fait soleil (2002)
Deuxième extrait de son formidable album du même nom à figurer dans ce classement, Il fait soleil, la chanson, est une lumineuse reprise d’un titre de Jean-Roger Caussimon, qui fût entre autres auteur-compositeur pour Léo Ferré mais aussi Maurice Chevalier, Catherine Sauvage ou les Frères Jacques. J’avoue ne pas savoir grand chose du bonhomme mais cette chanson est assurément de celle qu’on n’oublie pas. Silvain Vanot en livre une relecture en lente dérive inquiète, où les arrangements éclatants de beauté trouvent en contrepoint des paroles qui traduisent avec une implacable lucidité l’horreur et la splendeur du monde mêlées. Il fait soleil teinte nos bonheurs d’amertume, brouille nos larmes de joie avec nos sanglots douloureux et nous contraint à ne jamais pouvoir choisir entre les deux faces de la pièce. Entre ombre et lumière, ce morceau est pourtant un des plus tendrement hospitalier qu’on ait eu le bonheur d’entendre.
- Il fait soleil
- Et aussi : Les roseaux
- Bonus : pour découvrir Jean-Roger Caussimon, vous pouvez – comme je le ferai – aller écouter cette série en 3 épisodes d’entretiens avec le bonhomme, initialement diffusés en 1970 et repris dans Les nuits de France Culture en octobre dernier
83. Serge Gainsbourg Chez les yé-yé (1963)
Première occurrence – en son nom propre en tout cas – du grand Serge dans ce classement, Chez les yé-yé est une drôle de chanson « percolateur », de celle qui s’accroche à votre cuir chevelu, perce un trou dans votre crâne et finisse par coloniser votre cerveau. Sur cet album Gainsbourg Confidentiel qui fit un four monumental, Gainsbourg choisit une veine minimaliste qu’il n’exploitera plus vraiment par la suite (enfin, pas à ma connaissance, je peux me tromper), se contentant ici d’un accompagnement restreint à une guitare et à une contrebasse. Chez les yé-yé ouvre l’album et fait résonner un air de jazz sec comme un coup de trique, dont la nudité lui confère paradoxalement une formidable épaisseur. La guitare d’Elek Bacsik brode des motifs virtuoses sans une once de gras, tandis que la contrebasse rajoute encore au swing que porte en lui un texte jouant sur les répétitions et les allitérations. Outre le soufflet envoyé à la face de yé-yés qu’il n’aime pas, Gainsbourg invite pour la première fois dans son monde la figure de Lolita (le livre de Nabokov est paru quelques années auparavant) qui ne cessera de le hanter jusqu’aux sommets de Melody Nelson (et après encore, avec L’homme à tête de chou).
- Chez les yé-yé
- Et aussi : Elaeudanla Téïtéïa
- Bonus : une rare reprise de Chez les yé-yé par Étienne Daho sur le 4 titres de Tombé pour la France (1985)
82. Les Rita Mitsouko Le petit train (1988)
Quand l’idée de ce classement a commencé à germer, je n’aurais pas imaginé un instant faire figurer cette chanson, et encore moins à une position aussi élevée. Au fil des écoutes, ce morceau m’apparaît pourtant de plus en plus remarquable. Inspirée d’un titre du début des années 1950 interprété par André Claveau, Le petit train des Rita Mitsouko cache sous ses dehors loufoques et sa frénésie discoïde une évocation glaçante des trains de la mort qui convoyèrent des millions de malheureux vers la déportation ou l’extermination durant la Seconde Guerre Mondiale – et dont réchappa le propre père de Catherine Ringer. Avec son expressionnisme spasmodique et sa jovialité si outrée qu’elle en devient angoissante, Le petit train fait défiler un macabre convoi de squelettes en costumes de clowns, et cette folle sarabande tient plus de la folie que de la fête. Et tout du long, le morceau se tient dans cette entre-deux effrayant, à l’instant précis où l’agitation fébrile basculera vers le délire morbide.
- Le petit train
- Et aussi : Les histoires d’A
- Bonus : la chanson Le petit train d’André Claveau qui inspira le morceau des Rita Mitsouko
81. Daniel Darc Élégie #2 (2004)
On ne répètera jamais assez la beauté foudroyante de ce Crèvecoeur de 2004, grâce auquel Daniel Darc, après dix ans de silence, réalisait l’un des plus éclatants come-back de l’histoire du rock. Sur ce disque d’une excellence constante, quelques joyaux scintillent à mes yeux avec un éclat encore plus vif, comme cet Élégie #2 à la gravité bouleversante. Brodant autour du thème du concerto d’Aranjuez, Daniel Darc – et le nécessaire Frédéric Lô, co-réalisateur majuscule de cet album sidérant – s’avance en figure tragique et lumineuse, romantique et cabossée, sur un arrangement d’une parfaite économie de moyens. Les deux compères bâtissent une chapelle d’une splendeur renversante, inspirant un profond recueillement et imposant rien moins que le silence et la contemplation dans l’éclat marbré du clair-obscur.
- Élégie #2
- Et aussi : Nijinsky
- Bonus : entretien avec Daniel Darc réalisé en 2004 par Frédéric Lecomte pour le magazine Buzz et repris sur le site Gonzomusic.fr le 7 mai 2015
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