Beck One foot in the grave (1994, K Records)
Il n’aura fallu qu’un peu plus de six mois à Beck pour se construire une discographie à faire pâlir de jalousie 95% des musiciens ayant eu l’heur d’enregistrer quelques morceaux. Après la sortie en fanfare de l’impressionnant Mellow gold et la vague Loser à peine lancée, Beck profitait des libertés offertes par le contrat en or signé avec sa maison de disques pour faire paraître coup sur coup deux albums démontrant toute l’étendue de sa palette.
Stereopathetic soul manure est un assemblage hétéroclite de titres enregistrés entre 1988 et 1993, un peu n’importe où (salons, salles de bains, cuisines…), souvent n’importe comment, et oscillant entre punk noisy rageur, éclairs de génie prémonitoires (Satan gave me a taco) et grand n’importe quoi. One foot in the grave est taillé dans une toute autre étoffe. Enregistré dans le studio de Calvin Johnson, icône underground d’une esthétique lo-fi vantant les mérites (souvent faute de mieux) de l’économie de moyens pour accéder à davantage d’authenticité, cet album époustouflant relie en 16 morceaux la musique traditionnelle nord-américaine de l’entre-deux-guerres à la culture punk hardcore de jeunes blancs-becs californiens.
Écouter One foot in the grave revient ainsi à voir les esprits d’antiques bluesmen prendre possession du corps chétif d’un petit blondinet dépassant à peine la vingtaine. Loin d’un simple exercice de style, il s’agit bien d’une incarnation musicale. Beck se place d’emblée sous le haut patronage de Skip James dont il reprend corps et âme le magnifique He’s a mighty good leader. La majorité de l’album se joue alors dans ces paysages brillants de toute leur nudité, le dépouillement des arrangements (guitare sèche, voix fatiguée d’un vieillard de 24 ans, quelques fondations rythmiques bringuebalantes) étant sublimé par la force brute des chansons, leur évidence absolue.
De la léthargie ensoleillée de Sleeping bag à la maturité ahurissante de Fourteen rivers, fourteen floods, du folk aérien de Painted eyelids à la psalmodie cérémonieuse de I get lonesome, Beck déploie un éventail ahurissant. Il se présente surtout sous un registre émotionnel qu’on ne lui verra presque plus endosser par la suite, comme sur les bouleversants Cyanide breath mint, Hollow log ou Asshole, même si l’humour n’est jamais très loin.
One foot in the grave demeure une des plus belles réussites de son auteur, chef-d’œuvre cristallisant le talent de Beck pour inscrire dans une modernité évidente la tradition musicale blues-folk de son pays, faisant rutiler ces vieilles guimbardes que les sourds croiraient poussiéreuses. Ce même fil conducteur viendra électriser la somptueuse réussite de son prodigieux Odelay de 1996, mais ce One foot in the grave reste à coup sûr le disque le plus touchant du songwriter angeleno. On recommandera également de jeter un œil à la version « deluxe » rééditée en 2009 et agrémentée d’une quinzaine d’inédits d’époque.