Le prince maudit
Jeremy Enigk Return of the frog queen (1996, Sub Pop)
Je ne sais pas si l’expression « trésor caché » garde encore un sens de nos jours, alors que tant de choses sont disponibles en quelques clics mais voici un disque qui me semble vraiment pouvoir émarger à cette catégorie, tant ses qualités paraissent inversement proportionnelles à sa renommée.
So I played again to lay down myself / The lines made me perfect and came then / The light gave me dark
Carnival
Jeremy Enigk se fait connaître au début des années 1990 comme leader du groupe grunge (j’ai aussi lu l’appellation « emo-punk » à son propos) Sunny Day Real Estate, dont j’avoue ne rien savoir ou presque. Saisi par une crise mystique qui débouche sur sa conversion au christianisme, il quitte ses comparses après leur premier album pour s’en aller enregistrer cet incroyable disque solo en 1996. Au boucan porté haut par son ancienne formation, Jeremy Enigk substitue une tonalité entièrement acoustique et orchestrale, déployant neuf formidables morceaux pop sur lesquels se mêlent violons, violoncelles, trombones, flûtes et tutti quanti. On est plus près de Divine Comedy que du grunge, mais alors un Divine Comedy au vin mauvais, enfermé dans un château hanté et condamné à ressasser de vieilles et profondes douleurs.
If i could move the weight of everything / Blind the skies and change the tomic role / Here i am and not the answers / Only scars can show this time / I’m still wandering round your door
Explain
Au recto de la pochette, Jeremy Enigk pose en dandy fatigué, tel un Bryan Ferry lessivé, le cheveu long et le teint blafard. Tout l’album baigne dans cette atmosphère de fin de bal qui donne sa coloration à l’album. Enigk ressemble à un prince déchu reclus dans son palais, dirigeant un orchestre fantôme au gré de ses colères noires et de ses pics de dépression. On ne sait quelle malédiction pèse sur ses épaules mais ces tourments donnent naissance à une musique incroyablement tempétueuse et intranquille, les poussées de fièvre entrecoupées régulièrement par de merveilleuses accalmies. Enigk trône dans l’œil du cyclone, chantant ses airs d’orage de sa voix éraillée, comme si Kurt Cobain interprétait les beautés romantiques de Colin Blunstone et leur infusait toute sa bile noire.
Wait awhile in your castle there / Fly through window morning dream paradise / Stories to tell you never heard i know that it takes time / Under his shadow tremors a dreary heart
Lizard
Difficile de trouver un temps faible sur ce disque haut de gamme, bref et intense, sans gras ni fioritures. Return of the frog queen s’ouvre sur un Abigail Anne qui semble d’abord serein avant de peu à peu prendre la forme d’une ritournelle grimaçante. A plusieurs reprises, Jeremy Enigk déclenche d’impensables tempêtes orchestrales, ritournelles maudites pour cœurs brisés qui enflent pour s’abattre sur nous en de décoiffantes bourrasques. On retiendra ainsi l’exceptionnel Carnival qu’on imagine volontiers servir de bande-son aux effrayants carnavals peints par James Ensor ou le non moins formidable Shade and the black hat sur lequel un piano entêtant entraîne à sa suite le reste des instruments pour une cavalcade enflammée. Et quand Jeremy Enigk retient ses sentiments débordants, c’est pour livrer le bouleversant Lewis Hollow, chef-d’œuvre de délicatesse éplorée d’à peine deux minutes ou le vaporeux Call me steam, qui évoque les belles heures de Colin Blunstone ou d’un autre génie méconnu rêvant aussi la musique en grand, l’immense Richard Davies. Impossible également de passer sous silence la majesté bouleversante de Explain ou la grâce tordue de Lizard, deux autres perles qui viennent sertir ce diadème de réprouvé. L’album se clôt par un Fallen heart presque apaisé, qui évoque presque avec 15 ans d’avance les recherches formelles de James Blake.
What I’ve seen it tears me inside
Shade and the black hat
Après cet album, Jeremy Enigk retournera vers Sunny Day Real Estate pour quelques albums (deux je crois) avant liquidation définitive. Il formera ensuite un autre groupe, The Fire Theft, puis ressortira finalement un successeur à Return of the frog queen en 2006, World waits que je viens juste de découvrir mais qui ne semble pas atteindre les mêmes sommets. Un troisième LP est paru en 2009, OK bear.