Les derniers feux
Grant Lee Buffalo Copperopolis (1996, Slash Records)
J’ai beau savoir que le temps file, j’ai constaté, quand même un brin estomaqué, que cela faisait déjà dix ans que j’avais évoqué dans ces pages la musique de Grant Lee Buffalo. Je n’imaginais pas qu’il me faudrait tant de temps avant de revenir sur ce troisième opus du trio californien, successeur éminent de deux premiers essais remarquables, Fuzzy et Mighty Joe moon. La raison principale de cet intervalle conséquent tient sans doute à l’adage (de mon cru) “trop de musique, si peu de temps” mais repose peut-être également dans les sentiments ambivalents que suscite en moi ce Copperopolis, sur lequel les meilleurs morceaux du groupe côtoient les premiers signes de délayage de sa formule.
Ugliness is ours / ‘Cause I would better lay in bed and / Maybe even sleep all day / Maybe sleep some more
Homespun
Le long de ses deux premiers albums, Grant Lee Buffalo creusait un sillon bien à lui, mêlant flamboyance et rusticité, avec son folk teinté de réminiscences glam et son lyrisme fiévreux. Le groupe mené par l’ombrageux Grant Lee Phillips avait réussi dès ses débuts à profiter des opportunités commerciales offertes à l’indie-rock dans la foulée du triomphe de Nirvana, en décrochant un improbable tube avec le folk en balancier du génial Fuzzy. L’album Mighty Joe moon ne permettait pas au trio de confirmer le succès public de Fuzzy mais entérinait un indéniable brio artistique, démontrant la profondeur de champ de ces chansons baignées d’Americana et trempées dans la bile d’un Grant Lee Phillips fort remonté contre son pays natal. Copperopolis se situe dans la lignée de ses deux prédécesseurs. Le groupe continue de composer des morceaux ancrés dans une certaine tradition américaine, empreintes de folk et de country, qu’il relève ici de fulgurances électriques, qu’il drape là de tentures psychédéliques, évoquant autant Galaxie 500 que Neil Young. L’ensemble est rehaussé par le timbre de Grant Lee Phillips, alternant caresses et coups de griffes, capable d’accompagner avec une ardeur brûlante les poussées de fièvre de la musique, le long de textes dénonçant la plupart du temps l’état d’une Amérique désunie, corrodée par la violence, le racisme, la bigoterie et la cupidité. On ne peut pas dire que le tableau ait profondément changé.
There was a light blue as a welder’s torch / It used to shine over the fields / And all the wise men strong men were drawn for miles / Followed a star to Bethlehem Steel
Bethlehem Steel
Sur les meilleures chansons de Copperopolis, le groupe atteint une forme de maîtrise impressionnante et touche à un équilibre idéal entre une authenticité folk-rock solidement ancrée dans la terre et un romantisme aérien, le tout porté à ébullition par une rage compacte, chauffant à blanc le chant de Grant Lee Phillips et les déflagrations électriques du groupe. C’est alors un spectacle fascinant de voir le groupe se chauffer la cafetière jusqu’à tout faire trembler, comme sur le formidable Bethlehem steel, dont l’incandescence évoque à merveille la fournaise des fonderies d’acier dont il parle. Cette fulgurance d’orage se retrouve aussi dans la brillance rectiligne de l’introductif Homespun ou dans un Crackdown enfumé à souhait. Mais Grant Lee Buffalo sait aussi s’affranchir quand il le souhaite de la pesanteur, comme sur ce Arousing thunder d’une beauté frémissante. L’album aligne aussi d’autres morceaux de fort belle facture, tel cet Even the oxen pastoral ou ce Come to blows à tiroir, qui manque s’écraser au sol mais finit par décoller. Ce titre pourrait presque faire figurer de trait d’union entre les aspects les plus lumineux et les plus filandreux de l’album. Car Copperopolis ne fait pas mouche à tous les coups, s’enlisant parfois dans une forme de trop-plein (Armchair) ou échouant à s’élever, avec plusieurs chansons en rase-mottes qui semblent ne jamais vraiment savoir où elles doivent aller. Au final, l’album apparaît trop long d’un bon quart d’heure, comme si le groupe donnait à voir sur le même disque ses derniers feux et leur début d’extinction.
Please please lend some belief to this hard wasted ground / Where little green soldiers and Indians fought / This is the burial mound of / My youth and my innocence
Better for us
Copperopolis demeure donc à la réécoute ce disque un peu bancal mais attachant, qui m’apparaît selon les jours plus ou moins intéressant que ses deux prédécesseurs, un peu comme une chute qu’une photo aurait captée à son point initial. Grant Lee Buffalo publiera encore un album avant de se dissoudre, ce Jubilee que j’avoue ne pas connaître mais qui a pour le coup assez mauvaise presse. Grant Lee Phillips poursuit depuis une carrière solo prolifique dont je ne connais rien, si ce n’est son très bon disque de reprise de classiques de l’indie-pop des années 80, Nineteeneighties, sur lequel on l’entend reprendre en acoustique et avec brio New Order, R.E.M., les Smiths ou les Pixies. Tant de musique, si peu de temps : un jour peut-être j’irais jeter une oreille sur d’autres morceaux solo du sieur Phillips. En attendant, Grant Lee Buffalo restera un contemporain précieux de mes vingt ans.