Mes amours francophones : 200-191
200. Jean-Jacques Goldman & Sirima Là-bas (1987)
Je n’ai pas grandi dans une famille de mélomanes, loin de là. La musique était pourtant bien présente à la maison : la musette ou « l’accordéon » (pour reprendre la terminologie parentale) lors des fêtes de famille et la variété le reste du temps, cette variété que diffusait la journée RTL et certains soirs de la semaine les émissions grand public des Drucker, Foucault ou Sébastien. Chez moi donc, c’était variété, et surtout variété française ; chacune de mes sœurs avaient d’ailleurs son favori, l’une penchant pour Goldman, l’autre pour Balavoine. Jusqu’à ma pré-adolescence, je n’ai ainsi pas pu échapper à la diffusion à haute dose des tubes – et des titres moins connus – des deux stars montantes de la chanson française de l’époque. Cette drôle de mélasse musicale, vision d’enfer pour tout fondamentaliste de l’indie-pop, n’a pas manqué d’imprégner ma mémoire, comme la poussière colle aux vêtements, conférant à certaines chansons des deux sus-cités une aura sentimentale dont ne peuvent se targuer d’autres figures tutélaires de la variété d’ici. Au fil d’un parcours objectivement parsemé d’un bon paquet de vilaines choses (esthétiquement parlant), le sieur Goldman a aussi – à mon humble avis -pondu une poignée de chansons réellement émouvantes, comme son tube Là-bas. Malgré certaines lourdeurs dont la garçon a souvent du mal à se départir (ce pont vraiment pas aérien !), Goldman atteint ici une vraie justesse, nimbant cette chanson sur l’inextinguible attrait des ailleurs d’une lumière douce ne masquant rien des espérances et des blessures d’une pareille quête. Si Là-bas est évidemment une chanson sur l’immigration et l’impératif du départ qui habite tant de gens, c’est aussi un miroir tendu à tous nos horizons. Et plus qu’un dialogue figeant les rôles de l’homme et de la femme sous des attitudes un brin cliché, on peut y entendre la confrontation des voix intérieures de tous ceux qui aspirent à changer, peu importe ce qu’ils doivent laisser derrière eux. La chanson prend par ailleurs une résonance toute particulière avec bien des questions d’actualité, entre la thématique de la chanson et la dimension tragique du décès de Sirima, morte sous les coups de son conjoint.
- Là-bas
- Et aussi : Juste après
- Bonus : une critique féministe de Là-bas
199. Lio Amoureux solitaires (1980)
Après le succès monumental de Banana split, une Lio à peine majeure s’affichait résolument en jeune fille moderne en s’entichant des sonorités alors pionnières de Jacno, défricheur de l’électro-pop à la française un an auparavant avec son mythique Rectangle. Non seulement la demoiselle reprenait ici un titre méchamment punk des Stinky Toys mais pouvait compter sur le même Jacno pour lui bâtir un écrin synthé-pop tout de brillance artificielle sous forme d’une ritournelle faussement innocente. Cette mélodie plastique venait accompagner des paroles bien plus sombres qu’elles n’en avaient l’air, révélatrices d’un ennui profond et du vide existentiel jeté sous un tapis de néon par une jeunesse désabusée. La chanson touche au but grâce à l’interprétation toute de nonchalance blasée de Lio, qui réclame des déclarations même factices pour soulager le spleen de sa « ville morte ». La jeune fille ne fait rien moins qu’exiger du rêve avec un air maussade, tandis que la mélodie se relance en permanence et vient comme au flipper déclencher différents effets, d’un break nerveux de batterie au surgissement subit d’une volée de cuivres. Le morceau fut largement repris dans la chanson d’ici, d’Étienne Daho à Nouvelle Vague en passant par Arman Méliès.
- Amoureux solitaires
- Et aussi : Les brunes comptent pas pour des prunes
- Bonus : Rebecca Manzoni vous raconte Amoureux solitaires dans l’émission Pop & co sur France Inter
198. Passi Émeutes (2000)
Comme indiqué en préambule de ce classement, je ne suis qu’un béotien en matière de hip-hop, pas tant par un dédain de principe – même si j’ai sans doute colporté moi aussi à une époque mon lot de préjugés et de représentations mentales réductrices – mais parce que mon histoire culturelle personnelle a orienté mes goûts vers d’autres territoires musicaux. J’avoue sans honte l’étendue de mon inculture en la matière mais au fil des années, de nombreux morceaux de rap sont venus enrichir mon paysage musical. Ce titre de Passi – dont je ne connais quasiment rien d’autre – a toujours suscité en moi une forte impression. Chevauchant un sample tiré du morceau Désormais de Charles Aznavour, Passi avance à la manière du flot de l’émeute qu’il décrit, l’accompagnement des Chœurs de l’Armée Rouge venant amplifier la coloration martiale du morceau. Instantané brûlant et sans illusion (« Deux jours aux infos / Après on est tranquilles ») des explosions de rage sociale survenant en banlieue depuis maintenant plus de 30 ans, Émeutes traduit aussi, avec bonheur, la faculté du rap d’ici à s’inscrire dans l’héritage de la chanson française canonique en le détournant à son profit. Il nous laisse aussi cet entêtant motif au cœur de nos cerveaux : « C’est rien / C’est rien / Çà va pas bien loin ».
- Émeutes
- Et aussi : Suprême NTM – Qu’est-ce qu’on attend ?
- Bonus : Passi parle en quelques lignes de son album Genèse sur lequel figure Émeutes.
197. Charles Aznavour Viens pleurer au creux de mon épaule (réenregistrement 1964)
Même si je suis loin d’être un connaisseur de l’œuvre d’Aznavour – ce continent aux 1000 chansons – , il a d’une certaine façon toujours été là, comme si ses mélodies faisaient partie de l’air du temps ; en réfléchissant à la composition de cette liste, certains de ses morceaux me sont donc évidemment apparus incontournables. Parmi ceux que j’ai retenus (car oui, il y en a plusieurs), Viens pleurer au creux de mon épaule ne bénéficie sans doute pas de la même reconnaissance critique ou publique que les plus emblématiques Emmenez-moi ou Je m’voyais déjà. Pourtant, ce titre enregistré une première fois en 1954 dans une version jazzy piano-guitare plutôt dépouillée est un de ceux d’Aznavour que je fredonne le plus souvent. Et c’est bien cette version réenregistrée en 1964 pour Columbia que j’apprécie tout particulièrement. Alors qu’il enchaîne les tubes à un rythme effréné, Aznavour reprend ses anciens morceaux et affiche sans vergogne ses ambitions de figurer une sorte de Sinatra à la française. L’orchestre déplie sous sa voix de velours à la fois douce et râpeuse – cet attribut autrefois moqué devenu sa signature et son plus évident atout – un tapis de soie et de mousseline dont on aime à s’envelopper, comme on le ferait d’un plaid devant la cheminée. Grande chanson sentimentale – et qui s’affiche ouvertement comme telle, avec juste ce qu’il faut de clichés -, Viens pleurer au creux de mon épaule est surtout une magnifique chanson de réconciliation, un dépôt des armes après la bataille, un havre fragile qui invite à son tour à se lover tout contre sa douceur et à chérir ses propres refuges.
- Viens pleurer au creux de mon épaule
- Et aussi, un titre qu’on peut imaginer comme une suite qui aurait mal tourné : Tu t’ laisses aller
- Bonus : un quiz pour savoir si vous êtes au point sur la discographie d’Aznavour
196. Baden Baden Ici (2015)
J’ai déjà eu l’occasion de parler dans ces colonnes de la musique de ce trio parisien pour leur très réussi deuxième album, Mille éclairs, dont est tiré ce morceau. Sur cette magnifique ballade bleu nuit, guitare acoustique et synthé dessinent de somptueux ressacs dans lesquels la voix blanche d’Eric Javelle semble vouloir nous attirer. Cette voix débite des morceaux de phrases un peu décousues, emplies d’un spleen inquiet contagieux (« Ici rien ne s’immerge » – « Ton humeur vagabonde et le spleen de juillet / Qu’on voudrait oublier »), comme une introspection mélancolique sous un ciel étoilé. L’ombre de Radiohead flotte tandis que les guitares électriques dispersent quelques gouttes de nuit en fond d’écran.
- Ici
- Et aussi : L’échappée
- Bonus : une interview du groupe à l’occasion de la sortie de cet album
195. Elmer Food Beat Daniela (1990)
C’est vrai qu’ils n’étaient pas subtils, les Nantais d’Elmer Food Beat mais quand on avait 15 ans, ils affichaient suffisamment d’atouts pour nous plaire. A une époque où on ne connaissait rien de rien à la musique, ils faisaient entrer leur pop-rock à guitares aux textes égrillards dans les charts et trouvaient donc une excellente porte d’entrée pour nos cœurs et nos oreilles. Du rock et du cul, il y avait de quoi faire apparaître un sourire niais sur le visage d’une génération d’ados dont on a fait partie, soyons honnêtes (au risque de décevoir mes fans qui me voyaient certainement comme un pur esprit tout de délicatesse). Elmer Food Beat donnait du sexe une vision joyeuse et joueuse, certes pétrie de clichés mais permettant une forme de désacralisation potache de quelque chose qui nous semblait si loin et si mystérieux. Et musicalement, l’emballage était à l’avenant, du pop-rock à guitares plus qu’honorable, des mélodies bien troussées, des harmonies vocales et une énergie contagieuse. A la réécoute de l’album 30 cm, on s’aperçoit que le tout n’a pas si mal vieilli et on se prend encore à rigoler en écoutant des paroles comme « Rio de Janvier / Bernard Lavilliers / Moi j’ai tout oublié / Sauf tes gros nénés ». Au final, un bon souvenir de jeunesse.
- Daniela
- Et aussi : L’infirmière
- Bonus : « Elmer Food Beat, c’est fantastique » article paru dans Libération en 2014 à l’occasion de la reformation du groupe et un hommage à Twistos, le guitariste et co-fondateur du groupe décédé en 2017
194. Téléphone Un autre monde (1984)
Après Elmer Food Beat, passons à un autre groupe qui fut à sa façon fondateur dans ma découverte de la pop et du rock. On peut certes reprocher bien des choses au quatuor mené par Jean-Louis Aubert : ses textes simplistes comme son tropisme stonien poussé jusqu’à la caricature. Nombre d’esthètes y virent une sorte de rock en mode dégradé, une façon française d’absorber le rock pour en faire un ersatz énergique mais sans relief. Pour moi, Téléphone, ce fut d’abord la musique de ma grande sœur puis ce fut le rock des années lycée, un rock de têtes d’affiche, taillé pour les passages radio mais aussi une ouverture en forme de courant d’air vers une musique autre que la soupe de la variété française ou internationale qui saturait la bande FM. Avec le recul, Téléphone fut une forme de palier nécessaire, mais qui rapidement me fut insuffisant. Je suis donc passé à autre chose un peu plus tard mais j’ai sincèrement aimé Cendrillon, Hygiaphone, Quelque chose en toi ou Un autre monde , sur lesquels j’ai chanté, sauté et dansé dans la tension montante de l’adolescence. Je ne savais pas bien de quoi serait fait cet Autre monde vers lequel je sentais confusément me diriger. Celui de la chanson brillait comme le solo de Bertignac et même si tout cela semblait bien flou, il apparaissait résolument vivant et ça nous suffisait.
- Un autre monde
- Et aussi : La bombe humaine
- Bonus : Un autre monde sur l’excellent blog Histgeobox
193. The Little Rabbits La piscine (1998)
Après avoir cultivé à leurs débuts une pop ligne claire rêvant de Go-Betweens et de mélodies limpides, les Nantais de The Little Rabbits commencèrent à regarder plus franchement vers l’Amérique d’une indie-rock sans collier et s’en allèrent collaborer au mitan des années 1990 avec le fameux producteur Jim Waters dans son repaire de Tucson, Arizona. En 1998, le groupe poursuivait sa mue avec un album rempli de groove fumant, devant autant à Beck qu’au Gainsbourg du Requiem pour un con. Les guitares acoustiques sont remisées au placard et le sampler est de sortie pour bâtir un disque nonchalant et foutraque. Au milieu de ce bazar roboratif trône cette irrésistible Piscine dans laquelle barbote une certaine Angela Bowie, parfaite pour donner la réplique au chanté-parlé incisif de Federico Pellegrini. On retiendra de ce faux tube imparable un sample de flûte, un harmonica de grands espaces, un orgue seventies qui vient semer la zone et cette phrase d’anthologie : « Dindon ? What does it mean dindon ? ».
- La piscine
- Et aussi : La grande musique
- Bonus : rencontre avec les Little Rabbits dans Les Inrocks au moment de la sortie de Yeah !
192. Émilie Simon Secret (2003)
Du haut de ses 25 ans, la Montpelliéraine Émilie Simon débarquait en 2003 avec un premier album à la fois fluide et touffu, mêlant textures organiques et sonorités électroniques avec talent. La jeune femme affirmait une personnalité bien trempée, commettant notamment une relecture audacieuse du sauvage I wanna be your dog des Stooges. Soufflant le chaud et le froid, Émilie Simon semait quelques belles gemmes teintées de vert d’eau, comme ce Secret méritant d’être largement dévoilé. Allant puiser directement aux racines du trip-hop de Bristol de la décennie précédente, la chanson emmène l’auditeur par le fond, usant pour ce faire d’arrangements croisés de cordes et d’orgue et de riffs acérés de guitare électrique. Le filet de voix de la chanteuse subit de multiples déformations vocales, lui conférant un aspect polymorphe hypnotique et vaguement inquiétant, comme une sirène enchanteresse dont on ne sait jamais si au final elle voudra nous noyer.
- Secret
- Et aussi : Graines d’étoiles
- Bonus : entretien avec Émilie Simon réalisé dans sa ville de Montpellier quelques mois après la sortie de l’album en 2003
191. Jean Stout & Anne Germain De Delphine à Lancien (1967)
Parmi toutes les merveilles composées par Michel Legrand pour les films de Jacques Demy, c’est cette chanson extraite de la bande originale des Demoiselles de Rochefort que j’ai finalement retenue. On y entend comment Legrand a su relever à merveille le défi que lui avait malicieusement lancé son facétieux acolyte en lui livrant des textes intégralement en alexandrin. Les mots de Catherine Deneuve / Anne Germain dévalent le cours d’eau constitué par la mélodie, qui accélère puis ralentit en fonction des reliefs qu’elle rencontre et fait sauter le corset rigide de la métrique classique. Cet effet traduit parfaitement la manière dont Delphine semble se libérer de tout ce qu’elle a sur le cœur, tous ces reproches adressés au personnage de Lancien qu’elle a sans doute mûris depuis un moment. Les mots répétés trois ou quatre fois lui permettent de reprendre son souffle avant de continuer son monologue de rupture. Oiseau de paradis au débit de mitraillette, elle cloue son interlocuteur trop terre-à-terre au pilori de son appétit de vie et d’amour, puis, surfant sur cette force vive qu’elle a déchaînée, s’envole sans un regard pour son adversaire vaincu.
- De Delphine à Lancien
- On peut aussi écouter : Marins, amis, amants ou maris
- Bonus : entretien avec Michel Legrand à l’occasion du cinquantenaire des Demoiselles
Effectivement, quelle déception Frédéric ! Je vous pensais un pur esprit tout de délicatesse, délicatesse à la hauteur de votre plume qui, je persiste à le penser, est supérieure à celle de 99,9 % des critiques musicaux de ce pays auquel vous rendez en quelque sorte hommage à travers cette liste. Vos commentaires de chaque morceau sont toujours plaisants à lire, même pour ceux qui souffrent lorsqu’ils entendent Jean-Jacques Goldman ! J’attends la suite.
Je vous remercie beaucoup, vos compliments me vont droit au cœur. Quant à ce classement, j’ai essayé de mettre au côté la tentation snob qui m’aurait fait passer sous silence certaines chansons de variété qui finalement, ont compté pour moi. Je souffre aussi beaucoup en écoutant certaines chansons de Goldman (beaucoup en fait) mais quelques-unes ont compté et comptent encore, donc autant me l’avouer sans fard. La suite arrive, petit à petit, j’espère qu’elle vous plaira.