1994 fut véritablement une année charnière. A la fin de ce glorieux millésime, un ami me prête le numéro bilan de l’année des Inrockuptibles et je découvre un monde inconnu : seuls quelques noms ici et là me sont familiers (Noir Désir, Cranberries…) et ils semblent loin d’être au centre de l’attention du magazine. Ce numéro me servira de porte d’entrée vers un univers infini dont je ne suis jamais vraiment sorti, puisque je passerai désormais mes maigres économies d’étudiant à essayer de me procurer ces disques ou leurs successeurs, puis bientôt les nouveautés dont parlerait chaque semaine le magazine auquel j’allais rapidement m’abonner. Ma situation a changé depuis, les moyens d’écoute aussi mais la musique découverte alors (j’avais 19 ans) sera le substrat sur lequel je construirai le reste. 1994 est donc un millésime à part, tant certains des disques mentionnés ici se parent d’une valeur sentimentale particulière gagnée après d’innombrables écoutes. La découverte un peu plus tard des richesses de la médiathèque municipale m’offrira une capacité d’exploration d’une toute autre échelle, démultipliée encore depuis par la diffusion numérique de la musique. Pour revenir à cette sélection, je m’apercevrai plus tard que 1994 ne constituait pas une année charnière seulement à mes yeux. La mort de Kurt Cobain marque tout à la fois l’acmé et la fin tragique d’une certaine idée du rock alternatif tandis que la vague brit-pop commence à déferler sur la planète pop-rock. Ailleurs, une comète d’un fol éclat traverse le ciel (Jeff Buckley) tandis que dans un studio de Bristol, des laborantins surdoués regardent résolument ailleurs. Pas d’Oasis ni de Blur dans cette sélection, mon florilège de pop anglaise fait plutôt la part belle à quelques vétérans en pleine forme, de Richard Thompson à Morrissey. Le rock US se taille la part du lion avec les habitués Sonic Youth, l’irruption magistrale d’un jeune homme au mille talents (Beck), le coup de génie du meilleur groupe alternatif du monde, le requiem unplugged de Nirvana et donc l’étoile filante Buckley. Et au milieu de tout cela, un Helvète secret représente dignement la musique francophone. 1994 fut une année richissime et il me faudra aussi mentionner tous ces disques formidables qui échouent à la porte de ce classement : le premier Lambchop, Bakesale de Sebadoh, Hips and makersde Kristin Hersh, Live through this de Hole, le premier Ben Harper, Cardinal ou le superbe Drunk de Vic Chesnutt. Bref, quelle belle année !
Vrai disque de chevet de mes 20 ans, ce neuvième (dixième ?) LP des New Yorkais, même s’il n’égale pas les sommets du groupe, reste une madeleine personnelle doublée d’un sacré bon album. Eparpillé et attachant, il montre un Sonic Youth approchant le succès grand public sans vraiment s’y risquer, jouant sur son versant plus pop sans pour autant oublier d’aller gratter ses guitares à l’émeri. A mes yeux, il demeurera aussi toujours ce disque éclaireur qui allait, avec quelques autres, montrer la voie d’un chemin que je parcours encore.
Parfaite illustration qu’on peut être rock à tout âge, le génial Britannique offrait à 45 ans un nouveau chef-d’œuvre, avec cet album aiguisé comme une lame, pointu comme un couteau. La production de Mitchell Froom chahute juste ce qu’il faut le folk électrique du grand Richard, assez pour le pousser à demeurer d’une justesse et d’un tranchant impeccables. Cerise sur le gâteau : le solo ébouriffant qui vient conclure le grandiose The way that it shows
Secret le mieux gardé de la chanson francophone, les quelques disques semés par le Suisse Jean Bart au fil des années 1990 sont autant de bijoux qu’on chérit précieusement. En moins de temps qu’il n’en faut pour le croire, Il le faut aligne une petite dizaine de chansons précieuses et précises, entre films musicaux et collages cinématographiques, citant Truffaut et Cocteau sur fond de guitares graciles et gracieuses. Un vrai trésor caché, à découvrir absolument.
Au-delà du phénomène culturel qu’est devenu cet album et de tout ce qu’il peut symboliser de l’ascension et la chute du rock alternatif, Unplugged in New York est avant tout un disque bouleversant. On pourra y entendre un type ordinaire, hissé malgré lui au rang de porte-parole d’une génération, qui, sous les regards de millions de gens, se raccroche encore au fil qui l’a toujours guidé : son amour absolu de la musique. Unplugged est ainsi un des plus beaux disques de fans, constitué quasiment pour moitié de reprises de tous ces groupes plus ou moins fameux que Cobain vénérait et derrière lesquels il pouvait un moment se cacher aux yeux du monde. Mais impossible de disparaître ainsi tant Cobain et son groupe habitaient chacun de ces morceaux, fans ultimes apportant aux chansons qu’ils aimaient tout ce qu’ils avaient en eux jusqu’à ce qu’elles débordent.
En 1994, un blanc-bec(k) d’à peine vingt-deux ans plongeait tête la première dans l’histoire de la musique de son pays et en tirait des airs cabossés, du blues dépenaillé, de la country enfumée, du folk bringuebalant. Le jeune homme ajoutait une pincée de punk-rock furibard pour livrer l’air de rien un chef-d’œuvre rappelant toute la modernité de cette musique, pour peu qu’on la respecte suffisamment pour la secouer. 28 ans plus tard, One foot in the grave reste le plus juvénile disque de vieille musique.
Persuadé qu’il signe alors son dernier disque, Morrissey livre avec Vauxhall and I un formidable disque de fin de parcours, celui d’un homme assumant de laisser sa jeunesse derrière lui et de vivre avec ses rides et ses fêlures, résolu à faire avec ce qu’il a perdu et ce qui lui reste. Meilleur disque solo du Moz, et de loin, Vauxhall and I maintient tout du long un équilibre idéal entre lyrisme et sincérité, orgueil et humilité. Un classique.
Beck, homme de l’année 1994 ? Assurément puisqu’à côté du génial One foot in the grave déjà mentionné, le bonhomme publiait ce disque roboratif, patchwork foutraque carambolant folk bucolique, hardcore rageur, hip-hop déjanté, et d’autres choses encore. Porté par le manifeste Loser, Mellow gold est un formidable disque ornithorynque, une chimère agençant cinquante ans de musique populaire nord-américaine ouvrant cent fenêtre vers le passé et cent portes vers le futur. Inépuisable.
Parce que j’ai déjà écrit tout ce que j’avais à écrire sur cet album, je me permettrai une auto-citation de mon propre billet sur ce disque inouï : « Qu’entend-t-on dans Grace aujourd’hui ? Si vous ne le savez pas encore, vous y trouverez l’amour et le mystère, le rêve et l’érotisme, la fièvre et la joie. Vous y verrez le fils orphelin d’un père funambule s’en aller à son tour défier les lois de la gravité. Vous y entendrez un guitariste prodigieux ainsi qu’un musicien orgueilleux et avide de se confronter à ses idoles, s’appropriant avec la même « grâce » Leonard Cohen, Nina Simone ou Benjamin Britten. Vous y retrouverez Led Zeppelin et Van Morrison, l’emphase et l’audace, le plaisir toujours renouvelé de décoller du sol parce qu’il faut vivre fort et vibrer beaucoup. Vous découvrirez un chanteur époustouflant, lâchant la bride à sa voix pour mieux en éprouver les limites avant de la rappeler à lui avec un sourire de contentement. Vous y entendrez aussi un groupe compact et soudé, procurant au soliste qui brûle le devant de la scène des fondations suffisamment solides pour qu’il n’ait plus qu’à déployer ses ailes. »
Encore un disque dont on n’a pas fini d’explorer les mystères. Dummy portait sa mélancolie poisseuse en étendard, prenant appui sur les plans tracés par Massive Attack trois ans plus tôt pour prospecter des terres inconnues. Entre jazz alangui, musiques de film noir, blues pâteux et soul éplorée, Portishead livrait une musique à la beauté sans égale, sublimée par une chanteuse hors du commun, dont chaque inflexion semble balancer entre la perte et l’abandon. Indépassable.
Le choix du cœur assurément avec cet album à mon chevet depuis si longtemps, devenu évident disque d’île déserte dès les premières écoutes. Enthousiasmant, euphorisant, touchant, voltigeur, crâneur, bordélique, classieux, et tant d’autres choses encore, Crooked rain crooked rain vole très haut et me garantit depuis plus de 25 ans un accès immédiat aux étoiles et au ciel bleu. On dira simplement « merci ». Et putain, quel pied !