Mes amours francophones : 80-71
80. Georges Brassens La route aux quatre chansons (1964)
Des influences contradictoires d’un père anticlérical et d’une mère baignée de foi catholique, Georges Brassens hérita un amour immodéré pour les airs populaires. Il ne manqua ainsi jamais, au fil de sa foisonnante discographie, de se référer au répertoire traditionnel, à la manière des folkeux d’outre-Atlantique. La route aux quatre chansons donne au grand Georges l’occasion de baguenauder à travers ledit répertoire, pour un périple chargé de mésaventures, au grand dam du narrateur et au grand plaisir de l’auditeur. Brassens se met ainsi en scène avec une évidente jubilation en Ulysse infortuné, bousculé par une succession de péripéties le mettant aux prises avec la bêtise de ses contemporains et le voyant rentrer la queue entre les jambes auprès d’une Pénélope moins vertueuse que celle de la mythologie. Guitare et contrebasse volètent de concert, sous le regard rieur d’un Brassens qui conclut sa fable vagabonde en rappelant, morale infaillible, l’éternel pouvoir consolateur des chansons.
- La route aux quatre chansons
- Et aussi : Auprès de mon arbre
- Bonus : « Georges Brassens ou l’amour de la musique et de la langue française », série en 2 épisodes pour Les nuits de France Culture par Philippe Garbit – émissions des 16 et 17 septembre 2015
79. Alain Bashung Tant de nuits (2008)
Ultime chef-d’œuvre d’un artiste immense dont on n’a pas fini d’apprécier la dimension, Bleu pétrole voyait Bashung multiplier les collaborations et choisir de s’en remettre à d’autres mains, comme une énième façon de se renouveler. Mais loin d’apparaître en retrait, il impose au contraire toute l’épaisseur de sa stature le long des onze chansons de cet album magistral, modelant à sa (dé)mesure les contributions des brillants participants à ce complexe écheveau. Sur ce morceau sidérant, Arman Méliès et Joseph d’Anvers offrent au maître des lieux un présent à sa taille, une chanson de fuite et de grands espaces sur laquelle la voix majuscule de Bashung semble progressivement faire le vide autour de lui. Sous les regrets qu’elle évoque, cette voix semble peu à peu détacher la chanson de tout ce qui l’entoure, comme l’île larguerait le continent. Et le final tendu de lyrisme inquiet nous donne à contempler la gorge serrée l’éloignement du chanteur vers un horizon perclus de solitude.
- Tant de nuits
- Et aussi : Vénus
- Bonus : « Bleu pétrole : les chansons des autres. De l’aube à l’aube », une émission diffusée sur France Inter le 11 juin 2016 dans Les feuilletons radiophoniques
78. Françoise Hardy La question (1971)
Chanson qui donne son titre à ce qui demeure le plus beau disque de Françoise Hardy, La question ouvre sous nos pieds de vertigineux abysses creusés avec la plus exquise délicatesse. Composé comme le reste des titres de l’album par la Brésilienne Tuca, le morceau passe à la manière d’une brise dont le souffle doux vient ébranler la moindre de nos cordes sensibles. Des arpèges de guitare bossa aux arrangements de cordes somptueux, tout est d’une sidérante beauté mais tout dégage une mélancolie profonde, et la suavité de l’ensemble révèle les plus vives blessures. La pureté du chant de Françoise Hardy rehausse encore le niveau d’un titre qu’on sait devoir nous accompagner sans doute jusqu’à la fin.
- La question
- Et aussi : Partir quand même
- Bonus : un numéro de Pop, etc. de Valli entièrement consacré à cet album avec Françoise Hardy elle-même diffusé le 28 juillet 2013
77. Claude Nougaro Cécile ma fille (1963)
Est-ce que cette chanson me toucherait autant si je n’étais pas père ? Je l’ignore mais c’est bien le propre des chansons de résonner avec nos vies et il n’est pas si fréquent d’en trouver une capable d’approcher avec tant de justesse les sentiments nés d’un événement aussi intime qu’universel. Outre qu’elle charrie des choses dont je ne vous dirai rien, Cécile ma fille tombe sur l’auditeur avec une douceur de plume, comme un baiser posé sur la joue d’un enfant. Et quoi de plus émouvant que de voir le petit taureau toulousain proprement désarmé, boxeur baissant la garde face à une fragilité telle qu’elle l’envoie au tapis pour le compte. Les mots pudiques et tendres de Nougaro épousent à merveille les arrangements jazzy de Jacques Datin et la chanson se clôt sur un murmure, comme le souffle sur les cils de la jolie Cécile.
- Cécile ma fille
- Et aussi : La pluie fait des claquettes
- Bonus : Nougaro à l’honneur dans cette émission diffusée le 13 juillet 2014 sur France Inter
76. Gamine L’autre (1988)
Au mitan des années 1980, les Bordelais de Gamine furent un des rares groupes d’ici à oser se frotter à un pop-rock mêlant sens mélodique à l’anglo-saxonne (des Smiths à Lloyd Cole) et textes en français. L’album Voilà les anges – qui contient le mini-hit du même nom – reste le meilleur témoin de ce dont le groupe était capable et, sur ce disque remarquable, trône cette chanson bouleversante, chef-d’œuvre de pop urgent et romantique comme la musique d’ici n’en a que peu produit. Taillé dans un bois vert à la sève douce-amère, L’autre fait resplendir une mélancolie gorgée d’espoir par l’alliage enthousiasmant de guitares classieuses et d’un clavier fou de liberté, traçant de flamboyantes figures dans le ciel de la chanson. L’autre finit par ouvrir devant nous un horizon immense et venté, un pays de nuages et de courants d’air dont on n’a pas fini d’aller inspirer l’oxygène à plein poumon.
- L’autre
- Et aussi : Le voyage
- Bonus : entretien avec Paul Félix Visconti, ancien chanteur de Gamine, à l’occasion d’une brève reformation du groupe en 2018
75. Dominique A Le commerce de l’eau (2001)
Deux ans après un Remué tout en crissements et échardes, Auguri voyait Dominique A sortir la tête de l’eau – comme il le dira lui-même (cf. infra) – et retrouver peu à peu la lumière. L’album, lui, se joue entre chien et loup et porte encore les stigmates laissés par son corrosif prédécesseur. Le commerce de l’eau se situe dans cette lignée de chansons à la pesanteur compacte, dont la gravité minérale se trouve progressivement délavée par les trombes d’eau qui s’y déversent incessamment. Solidement mis en son par l’impeccable John Parish, le morceau avance comme monterait la crue tandis que les fluides s’échangent entre les corps, dans une moiteur sexuelle qui va elle aussi crescendo. Et de cette trouble humidité s’élève un chant d’amour, un râle de désir comme dernier esquif encore à flot dans un monde à vau-l’eau.
- Le commerce de l’eau
- Et aussi : Je t’ai toujours aimée
- Bonus : en 2012, Dominique A revenait sur Auguri pour le journal Libération
74. Noir Désir Des visages des figures (2001)
S’il fallait une preuve des nouveaux horizons visés par Noir Désir avec l’album Des visages des figures, la chanson-titre fournirait la plus vibrante des pièces à conviction. Pendant plus de trois minutes, celle-ci avance en reptation, sous des abords de blues marécageux sur lequel la voix de Cantat se fait plus introspective que jamais. Puis le morceau gagne peu à peu en ampleur, l’atmosphère se fait moins chargée et quand les cordes arrivent autour de trois minutes, elles propulsent le titre en haute altitude, bientôt rejointes par une vertigineuse orchestration qui maintient l’ensemble en lévitation. Des visages des figures, le morceau, démontre l’évidente influence d’une chanson française à l’eau-forte sur l’orientation alors choisie par le groupe, et réussit à tracer une ligne brisée entre Nick Cave et Léo Ferré.
- Des visages des figures
- Et aussi : Marlène
- Bonus : la Black session de Noir Désir sur France Inter en 2002
73. Benjamin Biolay Marlène déconne (2012)
De Trénet à Burt Bacharach, des Smiths à Public Enemy, Benjamin Biolay a toujours laissé libre cours à ses influences et n’a jamais hésité à transcrire l’éclectisme de ses goûts musicaux dans l’écriture de ses chansons. Sur l’album Vengeance, le natif de Villefranche-sur-Saône plaçait ce formidable et roboratif morceau électro-pop, incroyable chanson de fête foraine qui embarque l’auditeur sur son turbulent manège. Sur le motif rebattu de la femme fofolle, Biolay prend un plaisir communicatif à trousser une merveille de titre dansant et virevoltant, faisant notamment chauffer sous nos pieds un tapis de claviers multicolores du plus bel effet synthétique. Et c’est un vrai bonheur de voir un Biolay drôle et relâché, maître de cérémonie goguenard et classieux loin de ses habituels atours de chanteur taciturne et prétentieux.
- Marlène déconne
- Et aussi : Ma chair est tendre
- Bonus : interview de Biolay par Christophe Conte dans les Inrocks au moment de la parution de l’album Vengeance
72. Alain Souchon Foule sentimentale (1991)
Par la grâce de la programmation de bric et de broc du Festival des Vieilles Charrues, je me suis retrouvé un soir de juillet 2016 à assister au concert du duo Souchon-Voulzy (qui précédaient la prestation autrement rock des Libertines). Rarement m’étais-je trouvé dans une assistance aussi diverse, rassemblant les générations autour d’un répertoire populaire et élégant. Je fus particulièrement impressionné par la vision de la foule reprenant à tue-tête les paroles de Foule sentimentale, véritable point d’orgue du concert et émouvant moment de communion collective, deux jours après le terrible attentat du 14 juillet à Nice. Et plus encore que d’habitude, cette chanson me parut une trouée salutaire dans la grisaille, un chant d’espoir et de colère face à la chape des horreurs quotidiennes. M’apparut aussi l’aspect douloureusement paradoxal d’un peuple chaque jour plus divisé par les coups de boutoir de l’extrémisme, du racisme, des faiseurs de vies rabougries de tous ordres et s’étant choisi pour quasi-hymne ce morceau revendiquant pour chacun la quête d’autre chose, loin du chaos et du consumérisme. Foule sentimentale demeure un de ces rares airs fédérateurs, une chanson qui a su pointer mieux que d’autres le grand trou vide autour duquel semble graviter le monde d’aujourd’hui, et qui en vient à quasiment échapper à tout jugement esthétique, tant elle impose son évidence de classique intemporel.
- Foule sentimentale
- Et aussi : Le baiser
- Bonus : un toujours excellent Tubes & co de Rebecca Manzoni consacré à Foule sentimentale le 10 février 2017
71. Alain Bashung L’apiculteur (1994)
C’est un morceau qui aurait pu s’appeler le Paradis blanc mais le titre était déjà pris. Fascinante conclusion de ce disque de grands espaces gelés qu’est Chatterton, L’apiculteur use plusieurs guitaristes pour tracer de somptueuses lignes de fuite dans le bleu de nos nuits, avec une lenteur rêveuse qui bouleverse et étreint. Morceau nébuleux et magnifique, dérive contemplative et coup de sonde vers nos profondeurs cachées, L’apiculteur montre la voie vers un ailleurs mystérieux et sublime, banquise immaculée qui étale à perte de vue ses paysages énigmatiques, aux charmes irrésistibles comme le chant des sirènes. Blues cosmique sans décorum ésotérique, L’apiculteur demeure une des plus belles machines à fantasmes de la chanson d’ici – et d’ailleurs.
- L’apiculteur – et j’ai choisi la version live extraite de Confessions publiques, c’est encore mieux quand ça dure
- Et aussi : Les mots bleus – formidable version live pour La Musicale de Canal + en 2005
- Bonus : Bashung raconté par un autre grand faiseur de rêves de la chanson d’ici, Christophe, pour Le Nouvel Obs en 2011
2 réponses
[…] 80-71 […]
[…] à réécrire différemment quelque chose que j’ai déjà écrit, je renverrai donc ici vers le texte que j’avais déjà commis sur ce grand moment « biolayen » il y a un peu plus d’un an : « De Trénet à Burt Bacharach, des Smiths à Public Enemy, […]