Le sacré et le profane
Richard & Linda Thompson Pour down like silver (1975, Island Records / Universal)
Il est assez rare que je remonte une discographie de façon chronologique et linéaire. Bien plus souvent, j’attrape un disque au vol dans la production d’un ou d’une artiste, en fonction de mes divers canaux de recommandation ou de son actualité plus ou moins brûlante et je navigue à ma manière un peu désordonnée dans sa discographie antérieure. C’était encore plus vrai quand la grande majorité de la musique n’était pas disponible à portée de clic et qu’il fallait s’en remettre aux hasards de la fréquentation des disquaires et des bibliothèques publiques. Mes pérégrinations dans la discographie du grand Richard Thompson ont peu ou prou suivi ce schéma-là et alors que son I want to see the bright lights tonight de 1974 est depuis longtemps un de mes disques de chevet, une bonne partie de ses albums me demeure encore inconnue, même si chacune de mes incursions dans cette œuvre dense et belle, initiée à la fin des années 1960 au sein de Fairport Convention, s’est révélée ô combien riche en émotions fortes.
I’d trade my silver mansion / With a guard on every door / I’d trade my wealth and treasure / And the sash of my father wore / I’d trade my little sister / And my brother who went before / To be walking down the Streets of Paradise
Streets of Paradise
Je n’avais ainsi abordé la discographie du couple Richard et Linda Thompson que par ses deux extrémités, jalons brûlants d’une folle beauté sauvage marquant le début et la fin de leur histoire commune : I want to see the bright lights tonight en 1974 et Shoot out the lights en 1982, négligeant les cinq autres albums parus dans l’intervalle. Ma récente découverte de ce Pour down like silver crépusculaire me permet de combler pour partie mes lacunes et de constater – mais je n’en doutais guère – que le couple avait décidément de l’or plein ses armoires.
When I see lovers holding hands and sighing / I hang my head for shame of doing wrong
For shame of doing wrong
Troisième album paru en deux ans, Pour down like silver s’inscrit dans un moment très particulier du parcours de vie du couple Thompson. Convertis à l’islam soufi – comme l’illustrent d’ailleurs les magnifiques photos de pochette où il et elle arborent turban et foulard, à faire s’étouffer les obtus du Printemps Républicain – Richard et Linda Thompson cherchent comment concilier les préceptes de leur foi et leurs activités de musiciens. Le guide spirituel du couple incite ainsi alors Richard Thompson à laisser de côté sa guitare électrique – fieffé sacrilège quand on sait ce que le bonhomme est capable d’en tirer – et le couple se sent quelque peu tiraillé entre ses obligations artistiques, contractuelles et spirituelles. Ces tourments intérieurs rejaillissent ainsi sur la coloration générale de l’album, privilégiant sur la plupart des morceaux une approche dépouillée, à dominante acoustique, et des textes d’inspiration plus mystiques que les histoires d’ivrognes et de fille délurée qu’on trouvait sur I want to see the bright lights tonight.
O the songs / Pour down like silver / They can only / Only break my heart
Night comes in
Un tel contexte pourrait laisser craindre d’avoir à faire à un disque de compromis, où l’intensité rageuse de Thompson (Richard) serait tenue sous le boisseau des obligations religieuses. C’était sans compter sur le talent du bonhomme – et de sa femme – qui démontrait ici tout du long que même la foi n’était pas en mesure d’émousser un caractère aiguisé comme un couteau. Il est vrai que l’ambiance est ici moins enlevée, plus recueillie que sur d’autres albums du couple. Les trois morceaux les plus emblématiques du disque sont ainsi trois lentes ballades chargées de spiritualité et habitées d’une gravité de dévot. Cependant, la longue dérive instrumentale qui étire le ténébreux Night comes in semble charrier autant d’inquiétude que d’abandon et le dépouillement de Beat the retreat a la violence d’une mise à nu. La puissante beauté de Dimming of the day / Dargai dégage davantage de lumière, la deuxième partie de ce diptyque évoquant la grâce du premier Ben Harper. Richard Thompson n’a cependant pas perdu tout contact avec le monde profane et continue de confronter avec bonheur la tradition folk britannique et la sauvagerie féline du rock électrique. Les frottements de la guitare du bonhomme et de l’accordéon enchanté de John Kirkpatrick font ainsi naître de belles étincelles sur les chansons plus enlevées, comme ce Streets of paradise narquois placé en ouverture ou ce Hard luck stories pétri de mauvais esprit, interprété avec une implacable malice par cette formidable chanteuse qu’est Linda Thompson. Impossible aussi de passer sous silence le génial For shame of doing wrong, sur lequel Richard et Linda semblent se jauger comme deux fauves encagés, tournant l’un autour de l’autre sans que l’auditeur sache s’ils finiront par s’aimer, se dévorer ou s’ignorer. Et pour celles et ceux qui pourront mettre la main sur la version enrichie parue en 2004, la beauté sans égale de la chanson Dark end of the street ne pourra que vous tirer des larmes sauf si votre cœur est déjà pétrifié.
Your wife ran away, she left you on Sunday / She cried when she left you, she was laughing on Monday / She should have known better and never gone and changed her name
Hard luck stories
S’il n’atteint pas tout à fait les sommets des deux albums du couple cités au début de ce billet, Pour down like silver est tout sauf une œuvre mineure et mérite qu’on dépasse ses airs austères et intimidants pour y trouver toute la beauté qu’il recèle. Savoir pour ma part qu’il me reste au bas mot une vingtaine d’albums de Richard Thompson à découvrir suffit à me combler.