Mes amours francophones : 100-91
100. Françoise Hardy Le temps de l’amour (1962)
On ne sait ce que penserait Françoise Hardy de ce choix tant la dame a souvent affiché une certaine distance avec les succès de ses débuts. Composée par un certain Jacques Dutronc – d’abord sous une version instrumentale pour le groupe Les Fantômes puis interprétée par un dénommé José Salvy avec ce texte de Lucien Morisse et André Salvet – Le temps de l’amour est un des premiers titres emblématiques de Mme Hardy, à l’instar du bien plus gnangnan Tous les garçons et les filles. Avec son break de batterie introductif, ses guitares aux faux airs de western et sa basse rebondie, Le temps de l’amour propose rien que dans son titre un résumé de la carrière de la dame, dont toutes les chansons tourneront plus ou moins autour du temps et de l’amour : comment ils passent, comment l’un fera passer l’autre pour finalement le faire trépasser. Le temps de l’amour virevolte et son souffle de brise froisse légèrement la surface de nos états d’âme, le tout rehaussé par cette mélancolie boudeuse jusque dans la voix, ce drôle de charme nébuleux empli de douceur et de mystère.
- Le temps de l’amour
- Et aussi : Comment te dire adieu
- Bonus : cette formidable scène du Moonrise kingdom de Wes Anderson dans laquelle les deux enfants fugueurs dansent et s’embrassent sur Le temps de l’amour
99. France Gall Poupée de cire, poupée de son (1965)
Après Françoise Hardy, c’est une autre figure bien différente de la France des yé-yé que je célèbrerai ici. Ciselée par Gainsbourg – via quelques menus emprunts à une sonate de Beethoven – et mise en musique par le précieux Alain Goraguer, Poupée de cire, poupée de son dévale glorieux sur un tempo de cavalerie et fait rutiler cuivres et cordes avec force et brillance. Bien évidemment, avec Gainsbourg, les niveaux de lecture sont doubles voire triples, le bonhomme prenant malin plaisir à jouer de la naïveté présumée de France Gall pour la faire interpréter son propre rôle d’idole fabriquée. Mais loin de se comporter en simple potiche, la jeune femme s’empare de son costume de marionnette avec un désarmant mélange d’innocence et de fragilité, naviguant sur un fil ténu entre l’étonnement, l’effroi et le désir.
- Poupée de cire, poupée de son
- Et aussi : Les sucettes
- Bonus : l’histoire de la chanson retracée par la RTBF dans cet article du 11 janvier 2018
98. Albin de la Simone Une femme (2017)
Au fil de ses albums, Albin de la Simone est parvenu à atteindre peu à peu des sommets de douceur et de justesse fragile d’une acuité bouleversante. Avec ce titre extrait de son dernier album en date, le bonhomme accède à une sorte d’équilibre idéal, délivrant une merveille de chanson flottante, légère comme une feuille ondoyant dans la brise automnale. Autour de trente secondes, une harpe magique vient faire onduler toute la trame mélodique du morceau, qui tout du long avance avec une délicatesse menaçant de rompre à chaque cahot. Sentimental et vulnérable, tout nu et un peu gauche, Une femme touche au cœur, précisément à hauteur d’homme.
- Une femme
- Et aussi : Le grand amour
- Bonus : un entretien avec Albin de la Simone pour le magazine Sourdoreille à l’occasion de la parution de son album L’un de nous en 2017
97. Benjamin Biolay Ton héritage (2009)
Sur un sujet particulièrement casse-gueule – la paternité, la transmission, l’adulte s’adressant à l’enfant – propice aux pires mièvreries, Benjamin Biolay s’en sort ici de magistrale façon. En lieu et place d’un édifiant message, il se livre ici à un autoportrait sans complaisance mais néanmoins empli d’une bouleversante tendresse. Débutant sur le mode d’une ballade piano-voix, le morceau enfle progressivement à partir de sa moitié avec l’arrivée d’un ensemble de cordes, d’un theremin et de guitares ombrées, pour s’écouler avec de plus en plus de force, comme si Biolay se laissait gagner par l’émotion de tout ce qu’il avait à dire. Ton héritage finit par tournoyer dans le soir, bercé par les mille couleurs du soleil qui descend avant de disparaître, nous laissant au final le cœur gonflé et la cendre à la bouche.
- Ton héritage
- Et aussi : Padam
- Bonus : le grand entretien sur France Inter avec Benjamin Biolay le 28/11/2011
96. Miossec Le cul par terre (1995)
Avec son premier album, Boire (1995), Miossec déboulait tel un chien mal élevé dans le jeu de quilles trop bien ordonné de la chanson d’ici. L’haleine chargée et le front haut, les chansons de Boire fuyaient comme la peste les compromis et les faux-semblants pour donner à entendre la vérité crue d’un trentenaire déjà bien remué par la vie. Elles nous retournaient par la même occasion le reflet sans fard de nos insuffisances et nous ouvraient surtout les portes vers une chanson française qu’on pouvait écouter sans honte. Près d’un quart de siècle plus tard, ces chansons ont gardé leur verve cabossée, tel ce génial Le cul par terre, sur lequel une trompette fatiguée ouvre la voie à un duo guitare-basse aux allures de faux calme tandis que Miossec débite un texte bagarreur et amoché. Le cul par terre se teinte de couleurs jazzy, blues trottoir titubant joué les pieds dans le caniveau et les yeux fermement tournés vers la lune.
- Le cul par terre
- Et aussi : Recouvrance
- Bonus : « A quel album correspond chaque album de Miossec ? », excellent article d’Eric Nahon sur Slate.fr paru à l’occasion de l’album Mammifères en 2016
95. Alain Bashung Est-ce aimer (2002)
Il n’est guère aisé d’extraire un titre en particulier de ce bloc imposant qu’est L’imprudence, monolithe noir brûlant d’une folle audace. De façon forcément arbitraire, je retiendrai quand même cette chanson fascinante, prodigieuse construction en escalier dont la structure semble s’assembler sous nos yeux au fur et à mesure que le morceau avance. Le souffle des cordes gonfle progressivement pour faire décoller le chant récitatif de Bashung tandis que la guitare électrique de Marc Ribot s’élève tel un lierre grimpant autour de cette architecture savante. Bashung apparaît plus que jamais comme un poète inquiet, franc-tireur ayant laissé derrière lui ses contemporains pour s’en aller marcher sur les rebords du monde, laissant libre cours à son âme d’aventurier pendant que les mots de Jean Fauque dessine de somptueux paysages crépusculaires : « S’il suffisait d’orner la douleur d’une plage de silence / J’ai pas souffert / J’ai pas suffi / Là où la rouille n’a que faire / De la mélancolie. »
- Est-ce aimer
- Et aussi : Faites monter
- Bonus : bel entretien de Bashung avec Gilles Médioni à l’occasion de la parution de L’imprudence : « Un jour je me sens Hamlet et le lendemain Orson Welles »
94. Georges Brassens Je suis un voyou (1954)
Ce n’est pas toujours simple de savoir comment se positionner par rapport à pareille figure tutélaire de la chanson d’ici. Certain·e·s choisiront la révérence de principe, la doublant volontiers d’un discours passéiste regrettant les belles chansons d’un temps où l’on savait rimer. D’autres au contraire, peu sensible aux odeurs de pipe et au charme du velours côtelé, adopteront le point de vue des modernes ou des blasés et n’y verront que radotage un peu désuet, rigolo mais lassant au bout de deux chansons. On pourra aussi essayer de suivre l’exemple jouisseur de ce facétieux grand-père à moustache et ne pas se lasser de redécouvrir sans fin une œuvre d’une infinie richesse, à la poésie rieuse et subtile, au swing irrésistible et plein d’appétit. Le choix fût délicat parmi ce répertoire à la rugosité limpide et j’ai – entre autres – mis une pièce sur ce morceau, célébrant comme souvent les délices enfuis des amours de jeunesse, les baisers (faussement) volés et la primauté des plaisirs terrestres sur la sévérité obtuse des passants honnêtes. Sans doute Brassens fait-il référence à ses années de mauvaise graine en se glissant l’œil pétillant – joie et mélancolie mêlées – dans l’habit du voyou dont les doigts filent sur la mélodie avec autant de prestesse que pour dégrafer le corsage de l’amoureuse. Parmi nombre d’exemples, Je suis un voyou démontre en tout cas que Brassens est bien un chanteur (un poète) du souvenir, aimant à revivre les joies du temps passé et acceptant les éraflures piquantes de la nostalgie.
- Je suis un voyou
- Et aussi : Les sabots d’Hélène
- Bonus : une excellente émission de France Culture du 06/07/2013 et revenant sur les multiples influences ayant nourri l’art unique en son genre de Brassens
93. Daniel Darc La taille de mon âme (2011)
Disque sidérant de beauté, souvent un peu oublié dans l’ombre portée de son chef-d’œuvre Crèvecoeur paru en 2004, La taille de mon âme démontre, s’il en était besoin, à quel point Daniel Darc avait atteint une forme de plénitude créative digne des plus grands de la musique d’ici. Sur ce morceau-titre de l’album, Daniel Darc – épaulé à la réalisation par son nouveau complice d’alors, Laurent Marimbert – livre une valse absolument bouleversante, une de ces chansons qui vous dénudent l’âme et le cœur et semblent faire rejaillir un peu de leur majesté sur nous autres, modestes auditeurs nous aussi comme touchés par la grâce. Tout de douceur grandiose, d’une impeccable justesse même dans ce chant murmuré qui parfois titube et se voile, La taille de mon âme s’élève comme une volute éclairée par les néons, seule et belle dans le soir. La phrase empruntée aux Enfants du paradis qui la clôt résume parfaitement l’ensemble : « Je ne suis pas belle, je suis vivante, c’est tout ».
- La taille de mon âme
- Et aussi : Vers l’infini
- Bonus : La taille de mon âme, forcément magnifique et émouvante vidéo du making of de l’album
92. Étienne Daho Le grand sommeil (1982)
Avec ses synthés planants, comme sortis d’un rêve, et sa rythmique syncopée implacablement dansante, Le grand sommeil propulsait sur le devant de la scène un jeune Rennais biberonné d’influences anglo-saxonnes, aussi apparemment réservé qu’habité par une résolution farouche à briller sous les feux de la rampe. Chanson sans esbroufe et d’une efficacité redoutable, capable de rallier les suffrages des noctambules assidus comme des étudiants romantiques enfermés dans leur chambre, Le grand sommeil révélait aussi un non-chanteur au charme troublant qui réussissait à faire danser la France entière sur les idées morbides que lui suggéraient une rupture amoureuse. Tout d’élégance nocturne, Le grand sommeil déroule pour nous cinquante nuances de bleu, rehaussées par l’apparition finale d’un saxophone stylé, digne descendant de celui venant clore le Walk on the wild side de son idole Lou Reed.
- Le grand sommeil
- Et aussi : Paris le Flore
- Bonus : dans l’émission 28 minutes d’Arte, Matthieu Conquet décryptait en 3 minutes Le grand sommeil d’Étienne Daho
91. Mathieu Boogaerts Tu es (2002)
Parce qu’il est si difficile de composer une chanson d’amour heureuse… Parce qu’on y voit passer des papillons jaune et vert, des lapins qui dansent la samba, de l’herbe verte et du soleil… Parce que Boogaerts est capable de ponctuer un couplet d’un “pouët” avec tout ce qu’il faut de simplicité et de fantaisie… Parce qu’on s’aperçoit qu’on peut encore la fredonner tous les jours sans se mentir… Et aussi pour l’accent anglais du choriste, le cornet, le pont suspendu au piano, ce mélange idéal d’émerveillement et d’incrédulité… Pour tout cela qui fait que Tu es nous offre à chaque écoute 3’39 de bonheur bel et bon.
- Tu es
- Et aussi : Petit A petit B
- Bonus : « Promenade dans la steppe kirghize avec Mathieu Boogaerts », un numéro de l’émission Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? diffusé sur France Inter le 01/08/2018 et réalisé par Hugo Combe
2 réponses
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[…] « Disque sidérant de beauté, souvent un peu oublié dans l’ombre portée de son chef-d’œuvre Crèvecoeur paru en 2004, La taille de mon âme démontre, s’il en était besoin, à quel point Daniel Darc avait atteint une forme de plénitude créative digne des plus grands de la musique d’ici. Sur ce morceau-titre de l’album, Daniel Darc – épaulé à la réalisation par son nouveau complice d’alors, Laurent Marimbert – livre une valse absolument bouleversante, une de ces chansons qui vous dénudent l’âme et le cœur et semblent faire rejaillir un peu de leur majesté sur nous autres, modestes auditeurs nous aussi comme touchés par la grâce. Tout de douceur grandiose, d’une impeccable justesse même dans ce chant murmuré qui parfois titube et se voile, La taille de mon âme s’élève comme une volute éclairée par les néons, seule et belle dans le soir. La phrase empruntée aux Enfants du paradis qui la clôt résume parfaitement l’ensemble : « Je ne suis pas belle, je suis vivante, c’est tout ». Texte original publié le 21/03/2019. […]