Le silence des agneaux
Lambchop Jack’s tulips (1994, Merge Records)
Voilà maintenant près de 15 ans que les Américains de Lambchop officient, produisant dans un anonymat relatif une musique sans pareille, merveilleux mélange de country, de jazz, de soul et d’expérimentations fines, ne répondant qu’aux seules lois du désir et du plaisir de son principal créateur, le génial Kurt Wagner. Originaire de Nashville, berceau et centre névralgique de la country américaine, Wagner commence à exercer aux marges du système dès le milieu des années 1980. Il commence à fonder un trio puis s’adjoint peu à peu une sorte de troupe à géométrie variable, dessinant le modèle de ce que sera Lambchop, galaxie de musiciens venant graviter tour à tour autour du soleil Wagner. En 1994, c’est avec un équipage d’une petite dizaine de personnes que le groupe fait paraître ce premier album, intitulé indifféremment Jack’s tulips ou I hope you’re sitting down.
Sur ce premier opus, Lambchop distille une musique ouatée, de prime abord monocorde surtout si l’on s’en réfère au chant grave et buriné de Kurt Wagner, mais en réalité vibrante de mille reliefs. Wagner et sa troupe jouent ici une drôle de country, qui n’aurait jamais vu le désert et les cactus mais préfèrerait s’installer dans des jardins luxuriants, baignés d’ombre et de lumière. Lambchop sort la country de son pré carré et la fait s’acoquiner goulument avec le jazz, la pop ou le folk, invitant à cette union une cohorte d’instruments à cordes et à vent. Malgré quelques longueurs, Lambchop parvient le plus souvent à maintenir un gracieux équilibre, jouant une musique à hauteur d’homme et suffisamment pleine de nuances pour coller finement aux états d’âme de son auteur et de ses auditeurs. La tonalité de l’album est majoritairement grave et mélancolique, parfois déchirante, mais Wagner sait instiller un humour noir de bon aloi qui apporte un recul bienvenu, comme on peut le voir sur la pochette avec cette fillette tenant dans ses bras un chien exhibant une solide érection.
Si le disque pêche à maintenir le lecteur en alerte sur toute sa durée (plus d’une heure quand même), le groupe aligne un nombre respectable d’excellentes chansons. On retiendra d’abord ce Begin d’ouverture, qui s’épanouit sous nos yeux comme une fleur éclot et apparaît à chaque écoute comme un miracle d’écriture et de grâce. On retiendra aussi le plus malade Soaky in the pooper, qui dépeint la mort d’un junkie noyé dans ses toilettes sous la forme d’une superbe ballade. Wagner excelle d’ailleurs dans ces ballades tremblées, bruissant d’une foule de détails, fragiles comme le meilleur des Nits: Bon soir, bon soir, Hickey ou I will drive slowly. Le groupe vient déchirer le ton un peu étale de son disque avec les tonitruants Hellmouth et So I hear you’re moving. Surtout, Lambchop nous offre un fantastique chef-d’œuvre avec le déchirant Let’s go bowling, qui décrit sur une trame musicale d’une beauté affolante la lente déliquescence d’un couple que l’amour a fui. S’il n’y avait que ce titre, le disque vaudrait déjà cent fois le détour.
Depuis ce premier essai, Lambchop mène une carrière exemplaire que je suis avec le plus grand plaisir, atteignant notamment d’autres sommets avec les merveilleux et opposés Nixon (2000) et Is a woman (2002) sur lesquels j’aurai certainement l’occasion de revenir.
6 réponses
[…] Ainsi, après avoir collaboré entre autres avec Bob Mould, Michael Stipe, Victoria Williams ou Lambchop, Chesnutt convie ici à s’asseoir avec lui le guitariste de jazz Bill Frisell ou […]
[…] à sa sortie les qualités affichées par cette troupe de musiciens de Nashville sur son formidable Jack’s tulips de 1994. Sous la férule soyeuse du génial Kurt Wagner, alpha et oméga du groupe, Lambchop […]
[…] continue d’accommoder comme sur Jack’s tulips et How I quit smoking la country à sa sauce, emplie de sensibilité et de tendresse. On […]
[…] ce morceau exceptionnel constitue toujours pour moi le sommet de la discographie wagnérienne. Sur un disque déjà excellent malgré quelques longueurs, « Let’s go bowling » dévoilait la […]
[…] je l’avais déjà écrit ici, les Américains de Lambchop délivrent depuis maintenant plus de 15 ans une musique bien à eux, […]
[…] aussi mentionner tous ces disques formidables qui échouent à la porte de ce classement : le premier Lambchop, Bakesale de Sebadoh, Hips and makers de Kristin Hersh, Live through this de Hole, le premier Ben […]