L’heure bleue
Tom Waits Closing time (1973, Asylum Records)
Théoriquement, j’aime bien le principe des intégrales. Je trouve toujours intéressant l’idée de remonter la discographie (ou la filmographie ou toutes les …graphies qu’on peut imaginer) d’un ou d’une artiste afin d’en percevoir toutes les évolutions et révolutions, les temps forts et les temps morts. J’ai malheureusement beaucoup de difficulté à tenir la discipline que l’exercice requiert quand il faut s’attaquer à une discographie fournie. Ma tendance naturelle au papillonnage musical fait ainsi que j’ai toujours autre chose à découvrir ou à réécouter pour me faire dévier de mes résolutions quand j’entreprends d’aborder l’œuvre de quelqu’un de manière un brin organisée. Ma curiosité désordonnée entrave mes aspirations encyclopédistes et mes connaissances musicales sont ainsi pleines de trous, un de mes grands plaisirs étant de les boucher tout en élargissant sans cesse mon périmètre de prospection. Tout ce bla-bla pour en arriver à Tom Waits dont j’ai décidé d’entamer la recension exhaustive de sa foisonnante discographie, projet initié ce jour et qui se terminera quand il se terminera, vu qu’il est évident que j’intercalerai d’autres billets sur d’autres disques au cours des mois.
Well, my time went so quickly / I went lickety-splitly out to my ol’ fifty-five / As I pulled away slowly, feeling so holy / God knows I was feeling alive
Ol’ 55
Enfant de la middle-class californienne, marqué par la séparation de ses parents à ses 10 ans, Thomas Alan Waits s’entiche à l’adolescence aussi bien du R&B de Ray Charles que de la country romantique de Roy Orbison. Alors que la Californie vibre au son du Summer of love hippie, le jeune Waits regarde plutôt vers la révolution dylanienne et les poètes de la Beat Generation. Il arrête les études à 18 ans et enchaîne les petits boulots alimentaires, tout en perfectionnant sa pratique musicale et en commençant à écrire des textes pour des chansons. Il est embauché comme portier dans un café qui accueille les aspirants musiciens comme lui et où il peut jouer ses chansons quand il ne garde pas l’entrée du troquet. Dans cette scène californienne foisonnante, sa réputation grandit si bien qu’il peut aller jouer au fameux Troubadour de Los Angeles, où un certain David Geffen le remarque au début de l’année 1972 et le signe immédiatement sur son label Asylum Records. Tom Waits peut alors entrer au studio au printemps pour enregistrer son premier LP, Closing time.
Cause I’m walking on down Columbus Avenue / The bars are all closing / ‘Cause it’s quarter to two / Every town I go to is like a lock without a key / Those I leave behind are catching up on me
Virginia Avenue
Qui a déjà écouté Tom Waits sera forcément surpris d’abord par le chant du bonhomme sur ce premier album studio. Loin de sa raucité légendaire et de ses raclements cendreux, le Californien révèle ici un timbre de voix beaucoup plus classique, légèrement nasillard mais pas dénué de séduction. Musicalement, l’album navigue entre plusieurs eaux, tiraillé entre les aspirations contraires de Waits, davantage tourné vers le jazz, et celles du producteur Jerry Yester (du groupe Lovin’ Spoonful) aux velléités plus folk. Au final, Closing time embrasse une belle variété de styles, tout en restant cohérent. Le chant et les textes de Waits assurent l’unité de l’ensemble, le Californien posant les bases de ce qui deviendra une sorte de marque de fabrique au cours des années 1970 avec ces histoires noctambules au romantisme goudronné. Le titre du disque n’aurait d’ailleurs pas pu être mieux choisi, tant chaque morceau semble accompagner ces heures de fermeture des clubs, quand les amours se font et se défont, que les voyous et les déclassés noient leur chagrin ou entretiennent leurs rêves dans une dernière pinte, un dernier verre, tandis que le patron monte les chaises sur les tables et que le pianiste n’en finit plus de finir son set.
And I was always so impulsive, I guess that I still am / And all that really mattered then was that I was a man / I guess that our being together was never meant to be / But Martha, Martha, I love you, can’t you see?
Martha
Closing time est donc un disque du bout de la nuit, un peu fatigué, un peu imbibé, qui joue de ses reflets changeants et privilégie les tempos lents, généralement menés par un piano tantôt jazz, tantôt country, tantôt blues, tantôt folk, et qui m’évoque en plusieurs endroits les premiers essais de Randy Newman. L’album s’ouvre sur Ol’ 55, ballade aux teintes soft-rock qui évoque tout un pan du rock patiné mêlé de country de la musique californienne des 70’s, et qui sera d’ailleurs reprise – en moins bien – par les Eagles, assurant d’ailleurs de ce fait à Tom Waits une rente financière appréciable. On retrouve sur Closin’ time quelques titres devenus des classiques du répertoire de Tom Waits, comme le I wish that I don’t fall in love with you ou le superbe Martha aux cordes délicates, repris lui plus tard par le grand Tim Buckley, qui n’en tirera pour le coup rien de mieux. J’avoue pour ma part un goût immodéré pour la dérive jazz-blues de Virginia Avenue, géniale déambulation sur les trottoirs étoilés par la pluie. Sur Old shoes (& picture postcards), Waits transporte le folk du Band dans les rues de Los Angeles pour ce qui pourrait paraître un bel hommage à Dylan. Ailleurs, Waits alterne ballades jazzy joliment enfumées – Little trip to heaven (on the wings of your love) – et torch-songs qui flirtent avec le cliché, comme ce Grapefruit moon que je trouve un poil trop sucré. Le bijou de l’album à mes yeux reste cependant ce formidable et étonnant Lonely, dont les quelques notes jouées comme dans une chambre noire font un troublant écho aux épures taillées dans l’espace et le silence par les Écossais de Blue Nile une décennie plus tard. Le disque se clôt sur un instrumental qui invite à l’extinction des feux et au retour chez soi. On sait déjà qu’on reviendra demain.