Le trottoir enchanté
Pavement Slanted and enchanted (1992, Matador)
Il n’est pas très facile pour moi de parler de Pavement tant ce groupe californien occupe une place particulière dans mon petit Panthéon personnel. Parce que Crooked rain crooked rain, leur miraculeux deuxième album (1994) est sans doute le disque que j’ai le plus écouté ; parce que ce disque – avec quelques autres – m’a réellement ouvert des portes, me faisant prendre conscience qu’un univers aux beautés insoupçonnées et souvent tumultueuses existait, loin des radars bas du front des radios commerciales, et ce à une époque où il n’était pas possible de trouver n’importe quel morceau librement sur Internet. Et tout de cet univers me parlait, tout y semblant directement raccordé aux mots et aux choses qui occupaient mon cœur et mon esprit. Et puisque ce groupe et sa musique ont certainement en partie façonné ce que je suis aujourd’hui, il n’est pas très facile pour moi de parler de Pavement.
Il sera donc plus simple de commencer par le commencement. Scott Kannberg et Stephen Malkmus, deux amis d’enfance, forment Pavement en 1989, quelques mois après leur sortie de l’université. Le groupe enregistre une première cassette, Slay tracks, dans le studio d’un certain Gary Young (qui deviendra très vite son batteur), et ces quelques chansons arrivent aux oreilles d’un petit noyau d’initiés et de personnes influentes sur la scène dite underground. Se fixant sous la forme d’un quintet, Pavement donne des concerts, enrichit son répertoire et est finalement signé par le label Matador pour un premier album : Slanted and enchanted.
Ce disque déboule comme une tornade sur la scène indie-rock, suscitant les commentaires laudatifs de la critique et d’un certain nombre de figures pop-rock. Il faut dire que Slanted and enchanted affiche mille raisons de s’enthousiasmer, les mille raisons qui font qu’on aimera (parfois adorera) Pavement durant son existence discographique : une façon unique d’incarner la coolitude, le je-m’en foutisme érigé en génie, l’art de trouver des mélodies à tomber pour mieux pouvoir les saloper, les récurer au papier de verre ou les tordre en tous sens et toujours retomber sur ses pattes (ou presque). On ajoutera un humour dévastateur, des paroles hermétiques et/ou loufoques traversées de fulgurances poétiques, des montées de fièvre et des transports aériens.
Slanted and enchanted pose donc les bases de l’art (biscornu) de Pavement et le fait en beauté. C’est un disque irradiant, débordant d’énergie, faisant jaillir des mélodies impeccables et entêtantes de gerbes électriques et de tourbillons soniques aux vertus hypnotiques. On pense aux Pixies bien sûr, pour la liberté de ton et cette façon de se tenir sur le fil ténu qui sépare l’exubérance de la folie pure. On pourra évoquer aussi à l’occasion My Bloody Valentine, Sebadoh, les Kinks ou quelques esprits frappeurs de la scène punk, le groupe vouant notamment une admiration sans borne pour la discographie foutraque de The Fall. Mais Slanted and enchanted est décidément à part, définissant un son, sec et artisanal mais bigrement inventif. On crut bon de rattacher Pavement à la scène lo-fi pour le peu d’attention visiblement accordé à l’enrobage technologique de la musique. Résumer Pavement à un groupe de jeunes branleurs s’évertuant à jouer des distorsions pour masquer un manque d’inspiration serait pourtant fichtrement réducteur. Les chansons sont brillantes, inventives, emplies d’une sève électrique qui impressionne.
Summer babe ouvre le disque dans un arc-en-ciel électrique du plus bel effet et on ne comprend pas pourquoi ce morceau n’a pas explosé les charts de l’époque. Ensuite, en route pour 40 minutes de montagnes russes, d’accélérations épiques, de détonations explosives décoiffantes (Conduit for sale par exemple), de comptines composées au cœur d’une centrale nucléaire (Fame throwa) ou de morceaux rêveurs où la voix traînante de Stephen Malkmus se fait émouvante et mélancolique : In the mouth a desert, l’aquatique Zurich is stained et surtout le magnifique Here que reprendront plus tard les Tindersticks et qui gagne sans coup férir ses galons de classique instantané. L’album se termine par un brelan aux mille couleurs Perfume-V, Fame throwa, Jackals, false grails : the lonesome era puis le groupe conclut avec un Our singer qui semble à peine fini. L’air un peu ahuri, il ne reste plus qu’à ré-enclencher la touche Play pour en reprendre une louche.
3 réponses
[…] je l’avais (un peu plus que) laissé entendre en traitant de leur fantastique Slanted and enchanted, ce deuxième album de Pavement est peut-être le disque qui a le plus compté dans ma vie, […]
[…] des années 1990 comme un des groupes phares de la scène indie-rock. Des tourbillons soniques de Slanted and enchanted (1992) aux mélodies célestes de Crooked rain crooked rain (1994), Pavement faisait valoir une […]
[…] qui craquèlent Pavement. L’esprit de corps et l’évidence qui se dégageaient de Slanted and enchanted ou de Crooked rain crooked rain n’apparaissent ici que par intermittence. Et quand Malkmus […]