Les sentiers de la liberté
Ben Harper Welcome to the cruel world (1994, Virgin)
A ceux qui douteraient encore que la musique est affaire d’espace et d’agencement des silences, on recommandera séance tenante l’écoute de The three of us, aurore instrumentale qui ouvre ce premier album de Ben Harper. En quelques notes mêlées de Weissenborn et de guitare acoustique, ce jeune Californien d’à peine 25 ans imposait sa présence au monde avec la force et la grâce des grands émancipés.
Dès l’adolescence, Ben Harper se nourrit de folk, de country, de soul et de blues (de Taj Mahal à Robert Johnson), s’initiant par ailleurs aux subtilités de la guitare slide grâce aux instruments disponibles chez son grand-père luthier. Son style et sa présence scénique lui permettent de décrocher rapidement un contrat chez un label majeur pour faire paraître ce Welcome to the cruel world qui lui vaudra une première reconnaissance critique d’importance, notamment en France.
Mêlant blues, folk, gospel et réminiscences soul, Ben Harper se place dans la lignée d’une tradition musicale ancestrale à laquelle il redonne une vigueur épatante, un peu à la manière – quoique dans un registre assez différent – du Beck de One foot in the grave. Emplis d’une fierté élégante et féline et porteurs d’une colère d’autant plus impressionnante qu’elle s’exprime sans hauts cris, ces morceaux brillent d’un éclat particulier, quasi intemporel. Cette colère trouve son ferment dans une réelle conscience politique et sociale, qui habite le magistral Like a king (à propos de l’affreux passage à tabac de Rodney King) ou Don’t take that attitude to your grave, titre d’une actualité brûlante sur la cupidité de certains acteurs du système.
On retrouve enfin sur la plupart des morceaux de ce premier album ce sens de la juste note, ce « jamais une note de trop » qui permet à l’espace d’y trouver toute sa place pour les libérer de la pesanteur et leur donner une profondeur de champ impressionnante. Même si l’alchimie ne prend pas forcément à tous les coups, elle fonctionne sur suffisamment de titres pour conférer à cet album de bien belles lettres de noblesse. Si Ben Harper se montre souverain dans un registre engagé, il offre également son lot de ballades serties de diamants, à commencer par le bouleversant Walk away ou ce Waiting on an angel qui passe comme une aile d’ange. Sur Mama’s got a girlfriend now, Ben Harper se drape dans les habits d’une country enjoué malgré le côté doux-amer des paroles. On retiendra également la reprise magistrale du Whipping boy de Chris Darrow, affûtée comme une lame, ou le conclusif et fédérateur I’ll rise, dont la force de conviction emporte sans coup férir.
Curieusement, je n’ai absolument pas suivi la carrière ultérieure – pourtant couronnée de succès – de Ben Harper. Moins d’un an après, celui-ci surpassera pourtant à mon sens la réussite de ce premier opus avec le brûlant Fight for your mind. J’ai suivi de loin depuis la réussite du bonhomme, dont la musique me semble s’être davantage rapprochée d’un rock FM de bonne tenue mais cela demanderait confirmation. Encore de la musique à écouter…