Autour de Lucie L’échappée belle (1994, Village Vert)
Mon premier contact avec la musique d’Autour de Lucie eut sans doute lieu avec Island, dont l’ondoyante mélancolie avait été saisie sur cassette par un ami aux goûts sûrs. J’aurai plus tard l’occasion de découvrir plus avant la discographie du groupe, notamment son fort recommandable Faux mouvement de l’an 2000, mais ce fut paradoxalement une ballade en anglais qui allait figurer à mes yeux pendant quelque temps ce représentant doux et distingué de la pop d’ici. Le paradoxe n’est qu’apparent car si Autour de Lucie a fait le choix de recourir au français sur la majorité de ses chansons, celles-ci ne rêvent que de Tamise et de Mersey, Liverpool pour horizon.
Chercher l’accord parfait / Sans jamais le trouver / Faire ses gammes sur la même portée / Tirer la corde sans la casser / Et se mettre au diapason / Mais ne pas s’empêcher / Vivre de si sans jamais trop oser
L’accord parfait
C’est ainsi en partie autour d’un amour partagé pour le lyrisme brûlant des Pale Fountains que Valérie Leulliot et Olivier Durand forment le groupe en 1992. Le duo s’adjoint les services de Fabrice Dumont à la basse et élabore peu à peu un répertoire où les mélodies pop ligne claire à la mode britannique viennent supporter les textes doux et intranquilles de Valérie Leulliot. Pas étonnant que le groupe se retrouve parmi les premières signatures du label Village Vert de Frédéric Monvoisin (impliqué d’ailleurs ici dans l’écriture d’une partie des titres), porte-drapeau d’une pop intimiste et soignée, aussi loin des excès putassiers du tout-venant de la variété d’ici que des odeurs de bière et de sueur du rock alternatif.
Je t’attendais jusqu’à la nuit / Pour te conter mille récits que j’inventais
Les anomalies
Si, aujourd’hui, ces questions de nationalité paraissent bien dérisoires tant la musique populaire d’ici semble – pour ce que j’en perçois – avoir remisé depuis longtemps ses complexes au placard pour conquérir le monde (de Daft Punk à Phoenix), ils n’étaient pas nombreux alors les groupes français à risquer se frotter au rock et à la pop anglo-saxonne, au point qu’énoncer les deux termes dans la même phrase relevait quasiment de l’oxymore. Autour de Lucie, à côté d’autres comme les Innocents, l’Affaire Louis’ Trio ou Gamine, relevait en beauté le défi de composer une pop française de fort belle tenue, dont l’origine géographique pesait finalement de peu de poids au regard de la qualité des chansons. Certes, on pourrait reprocher ici ou là au groupe ses airs d’élève trop sage ou de traducteur trop fidèle tentant de mettre en cage la poésie sauvage des textes fondateurs (Smiths, Pale Fountains) sans pouvoir en retranscrire tous les débordements. Cette forme de retenue, cette timidité presque fuyante, finissent par constituer un des plus beaux atouts du groupe, conférant à ses morceaux une part de mystère indéfinissable.
Mais je garderai pour moi / Tous ces brouillons jetés là / Je les cacherai si profond / Que j’en oublierai leur poids / Même si entre les lignes / Tu crois avoir déjà tout compris / Je serai déjà loin
Les brouillons
Loin des orages et des tempêtes, la musique d’Autour de Lucie ressemble à la lumière d’un jour venteux, quand nuages gris et trouées de ciel bleu se succèdent pour éclairer les heures de leurs teintes changeantes et se faire l’écho de nos turbulences intérieures. Les guitares diaphanes entraînent les chansons derrière elles à coup d’arpèges et d’accords gracieux tandis que des orchestrations délicates s’occupent de modifier la météo au gré des états d’âme du groupe. Au fil de l’album, on pourra ainsi apprécier la limpidité éclatante de l’introductif L’accord parfait, single évident judicieusement envoyé en éclaireur à l’époque, ou la brillance de l’épatant Les anomalies – sur lequel on croirait même distinguer l’influence de l’intouchable On every corner des Apartments. La tonalité peut aussi se faire plus sombre comme sur La ballade du déserteur bercée de cordes en gravité ou comme sur le magnifique Au large déjà tout de fragilité ombrageuse. Quant au sus-mentionné Island, merveille d’île flottante accrochée aux nuages, il permet au groupe de vivre un rêve éveillé en enregistrant aux côtés de ses idoles, Michael et John Head des Pale Fountains, le temps d’une session hors du temps dans un studio de Liverpool. Il faut toujours croire en ses rêves… On pardonnera volontiers au groupe quelques moments un peu tièdes (Le tournesol, Ce que l’on fait…) et on lui saura gré de placer en bout de course un titre un brin plus épicé, Les brouillons, dont les quelques hachures soniques annoncent les pistes que prendra plus tard Autour de Lucie.
Si je rends les armes / Et que pour toi je désertais / Si sur moi repose le blâme / Voudrais-tu encore me cacher ?
La ballade du déserteur
Au final, cette Échappée belle porte décidément bien son nom, cet album ne pouvant que réjouir les amateurs et amatrices d’une pop discrète et élégante, tremblant devant la lueur du jour comme devant les sentiments qui la font naître. Autour de Lucie poursuit depuis son chemin à son rythme, le groupe ayant fait paraître quatre autres albums depuis ces précieux débuts, entre 1994 et 2015. Un single est même paru l’an dernier, Bunker, laissant peut-être présager la sortie d’un nouvel LP.