Mes amours francophones : 30-21
30. Léo Ferré C’est extra (1969)
C’est sans doute de ne pas être un exégète de Léo Ferré qui me fera placer aussi haut ce titre que nombre d’amateurs plus avertis de l’œuvre du chanteur anarchiste considèreront peut-être comme trop commercial. Quelques mois après l’éruption soixante-huitarde, Ferré prend à contre-pied une partie de son public avec ce slow sirupeux, qui accompagnera les ébats de la France d’en-bas durant cette année résolument érotique. Inspiré par le standard des Moody Blues, Nights in white satin, Ferré construit avec son arrangeur Jean-Michel Defaye une ballade à l’érotisme décomplexé. En pleine montée de sève, l’alors quinquagénaire hisse cette chanson pleine de moiteur alanguie à la dimension d’une prière païenne et jouisseuse. Rarement aura-t-on entendu un Ferré si positif, sous le charme éternel des plaisirs de la chair pour lesquels il déploie un tapis de cordes, d’orgue et de guitare aérien et voluptueux. Le sexe est plus que jamais une sorte d’horizon ultime, un condensé de la vie même où se mêlent toute la beauté et l’intensité à laquelle Ferré pouvait aspirer. C’est extra, vraiment !
- C’est extra
- Et aussi : Ton style
- Bonus : un reportage de France 2 qui raconte l’histoire de la chanson
29. Benjamin Biolay La superbe (2009)
Confrontant d’emblée un luxueux drapé de cordes à une rythmique toute de dépouillement inquiet, Benjamin Biolay édifie peu à peu sur ces fondations une vertigineuse construction, qui s’élève progressivement vers des sommets où l’air se raréfie. Biolay se révèle un formidable maître de ses effets, maintenant l’auditeur dans l’attente tendue de l’inéluctable explosion, cette délivrance instrumentale qui s’abat tel l’orage à 2’53 après des heures à voir l’électricité charger les nuages. Le déluge alors emporte tout, dans une tempête mêlant d’un seul geste noirceur et flamboyance et qui submerge le cœur et les oreilles de l’amateur transi. Ouvrant ce qui sera son album de la consécration, La superbe dévoile un songwriter en pleine possession de ses moyens, décidant de laisser libre cours à ses ambitions orchestrales avec un talent qui force le respect. Le bonhomme a cependant fait encore mieux, on le verra plus haut.
- La superbe
- Et aussi : Padam
- Bonus : les cordes placées en introduction du morceau évoquent fortement celles de la Symphonie n°5 de Chostakovich que Morrissey avait utilisé quatorze ans plus tôt sur son angoissant The teachers are afraid of the pupils, pièce de choix d’un album plutôt moyen
28. Jacques Brel Amsterdam (1964)
Morceau archétypique du Brel tempétueux, figure transpirante postillonnant son trop-plein de vie à la face du public, Amsterdam fût pourtant mal-aimée par son auteur, jamais vraiment convaincu par la chanson au point de ne pas l’enregistrer sur disque. Le titre constituait en revanche un incontournable de ses concerts, transformant à chaque représentation la salle en cargo battu par les vents furieux déchaînés par le capitaine et son orchestre. La force du morceau tient évidemment dans son implacable crescendo, ce lent emballement qui saisit cette valse titubante à la manière d’une fièvre irréductible pour au final projeter les danseurs jusque vers les étoiles. Brel habite le moindre mot – et quels mots ! – de la chanson de toute son intensité de grand vivant, démontrant sa fascinante capacité d’incarnation et son aptitude inégalée à faire gonfler le monde à l’échelle de ses proportions de géant.
- Amsterdam
- Et aussi : Vesoul
- Bonus : « Amsterdam, la chanson que Brel n’aimait pas » , article de Bertrand Dicale, Le Figaro, 31/07/2007
27. Alain Bashung Aucun express (1998)
Avec Aucun express, Alain Bashung atteignait une forme de sommet dans son art unique de faiseur de rêves. Autour de nappes de clavier étales posant une atmosphère crépusculaire et irréelle, la figure de Bashung prend des teintes fantomatiques à la sidérante beauté. La voix grave du chanteur laisse au cœur de l’auditeur l’empreinte indélébile d’une apparition spectrale dévoilant un poème érotique d’une inquiétante étrangeté. La brume enveloppant la chanson s’ouvre de loin en loin sur une clairière de violons arrangés par l’incontournable Joseph Racaille, nous laissant encore plus désarmé face à la beauté soufflante du paysage. Un chef-d’œuvre parmi d’autres sur cet inépuisable Fantaisie militaire, dont on reparlera plus haut.
- Aucun express
- Et aussi : Malaxe
- Bonus : Aucun express par François Gorin
26. Serge Gainsbourg Initials B.B. (1968)
La courte et intense liaison qu’eut Gainsbourg avec Brigitte Bardot fut aussi une période de créativité exceptionnelle pour le grand Serge, qui multiplia pendant ces quelques semaines les diamants venant sertir le trône de cette Muse peu ordinaire. Initials B.B. marque la fin de l’histoire, en même temps que Bardot boucle ses valises pour s’en aller tourner le film Shalako à Almeria et retrouver son légitime époux. Gainsbourg construit pour sa maîtresse en partance un autel fantasmatique en s’appuyant comme souvent sur les œuvres qui ont nourri sa culture. Alors que le texte évoque le poème Le corbeau d’Edgar Allan Poe, la partie orchestrale majestueuse qui sert de refrain est empruntée à la Symphonie du nouveau monde d’Anton Dvorak. Avec sa rythmique de film noir, ses arrangements haut de gamme cousus main par Arthur Greenslade et ses paroles d’un onirisme troublé, entre déification surréelle et fantasme incandescent, Initials B.B. constitue au final un assemblage grandiose, tout en souffle et en sophistication, lettre de rupture inestimable à la beauté définitive.
- Initials B.B.
- Et aussi : Je suis venu te dire que je m’en vais
- Bonus : passionnant bout de film documentaire d’Yves Lefèbvre qui montre la chanson en train de se faire au printemps 1968
25. Dominique A L’horizon (2006)
Dans son indispensable Ma vie en morceaux paru l’année dernière, Dominique A revient sur la genèse de cette extraordinaire chanson, née au cours d’une sortie en bateau quelque part au Groenland. Tout partit d’une phrase, qui vint alors à l’esprit du musicien et qui déclencha l’écriture de l’ensemble, lui permettant de dérouler comme par magie le fil après lequel il courait. Ce sont ces mots qui agrippent l’auditeur au col dès après l’entame d’une aube instrumentale : « Nous n’irons pas plus loin, te dit le capitaine » et, à partir de là, tout s’enchaîne. Nous voilà embarqués dans un périple unique aux dimensions d’épopée, nous aussi hantés par les visions fantasmagoriques convoquées par le chanteur. Rarement chanson nous aura transporté avec elle dans pareil voyage, offrant sept minutes durant le frisson de la grande aventure mythologique et métaphysique. Les guitares ouvrent le chemin portées par le souffle du chœur tandis qu’une myriade d’arrangements fait scintiller le ciel et l’eau à la proue du navire. Et l’horizon se dévoile enfin, brûlant et magnifique, strié de guitares rougeoyantes. On ne s’en est jamais remis.
- L’horizon
- Et aussi : Antaimoro
- Bonus : à lire, cette excellente interview disponible sur le non moins excellent site Parlhot et réalisée à l’occasion de la sortie de l’album L’horizon, l’un des meilleurs de son auteur
24. Ludivine Sagnier Si tard (2007)
Dans le film Les chansons d’amour (de Christophe Honoré) dont est extrait ce titre, c’est dans la peau d’un fantôme que Ludivine Sagnier interprète ce bouleversant morceau. C’est bien toute la force d’Alex Beaupain, le compositeur, d’avoir su conférer à cette chanson la grâce d’une apparition, ce doux flottement déchirant d’une infinie gravité sans pesanteur. En un peu plus de trois minutes, la durée idéale des grandes chansons pop, Beaupain – et son interprète, au chant comme une caresse – dit tout de la douleur et du manque, de ces petits reproches qui font les grands regrets, d’un immense amour et d’une tristesse sans remède. Et tout cela dans un emballage musical d’une parfaite sobriété, d’une calme beauté, bercée par le balancement de la guitare et du piano à la surface desquels viennent résonner sur la fin quelques traits de guitare saturée.
- Si tard
- Et aussi : Ma mémoire sale
- Bonus : toute récente émission de Remède à la mélancolie d’Eva Bester avec Alex Beaupain, diffusée sur France Inter le 12 mai 2019
23. Benjamin Biolay Bien avant (2007)
Jusqu’à ce qu’on me démontre le contraire, vous ne m’enlèverez pas de l’idée que Trash yéyé demeure encore aujourd’hui le meilleur album de Benjamin Biolay, grand disque malade incandescent de beauté sombre. Ce n’est pas le moindre mérite de ce disque formidable de placer en ouverture un tel coup de maître, ce Bien avant à la justesse infinie capable de me froisser le cœur à chaque nouvelle écoute. Tout semble ici être à la place idéale, l’arrivée de chaque instrument paraissant apporter chaque fois comme un nouveau rai de lumière sur un paysage dévasté. Il y a d’abord ces doux arpèges de guitare acoustique et ce chœur en sourdine, puis le chant susurré de Biolay qui entre en jeu, déjà vaincu dans cet hymne à la fatalité des défaites amoureuses. Il y a ensuite ce clavecin qui vient disperser une poignée de poussière d’étoiles sur la chanson avant l’arrivée d’une ligne de cuivre (bugle ?) qui fait résonner son long lamento déchirant. Biolay place sur le final une touche d’ironie avec le sample du Don’t worry be happy de Bobby McFerrin, parangon de coolitude optimiste qui apporte un drôle de contrepoint à cette chanson toute de tristesse résignée. Jamais Biolay n’aura été si émouvant, rarement morceau en français aura été aussi poignant.
- Bien avant
- Et aussi : La garçonnière
- Bonus : Benjamin Biolay en interview dans Magic à la sortie de Trash yéyé
22. Jacques Brel Ces gens-là (1965)
Un des morceaux les plus crus et cruels interprétés par Brel, Ces gens-là est un des plus éclatants témoignages du génie du bonhomme, un tour de force sans grand équivalent dans la musique d’ici (et même d’ailleurs). Il y a le texte bien sûr, implacable portrait de la médiocrité et des vies rapetissées qui horrifiaient tant le grand Belge. Il y a la narration, cette mécanique parfaitement huilée rehaussée par une interprétation d’acteur, ce crescendo qui dévoile progressivement toute sa profondeur. Il y a aussi, et peut-être surtout, cet “habillage” musical hors normes, tout entier au service de la progression dramatique, d’abord pesante sous les touches monocordes du piano puis peu à peu plus aérienne, par le souffle de l’accordéon qui vient agiter doucement la poussière du tableau. Les cordes entrent ensuite en scène avant de se mêler aux cuivres pour un feu d’artifice passionné à l’évocation de Frida, le grand amour du narrateur, l’anomalie lumineuse de cette sombre famille. Chanson d’amour et de résignation, où la beauté finit par battre en retraite devant la pesanteur du monde, Ces gens-là étouffe le rêve sous la réalité, comme une façon pour Brel d’exorciser ses pires craintes. Une claque sans cesse renouvelée.
- Ces gens-là
- Et aussi : La Fanette
- Bonus : « Brel, cette voix d’or qui chantait si bien les hommes », par Philippe Garbit, série d’entretiens diffusés dans Les nuits de France Culture le 29/06/2018
21. L’Affaire Louis Trio Loin (1993)
Mobilis in mobile est un album formidable mais son aura est encore rehaussée par la présence de cette chanson exceptionnelle, déchirante ballade et intouchable sommet du répertoire du regretté Hubert Mounier. Avec une infinie justesse, Mounier évoque la fin d’une histoire, peu à peu gangrenée par le vide qui a fini par emporter chacun des amants dans des courants opposés. Il ne reste plus qu’à constater l’irréparable et à sangloter dans son coin, dans le silence des grandes douleurs. Pour cette chanson somptueuse, Mounier et sa troupe échafaudent de merveilleux arrangements dignes de leurs modèles anglais et nous laissent tourneboulés par tant de grâce, percluse de sobre chagrin. Benjamin Biolay leur doit beaucoup.
- Loin
- Et aussi : (forcément) sublime version acoustique de Loin interprétée par Hubert Mounier
- Bonus : bel hommage à Hubert Mounier publié par sa mort par le très recommandable Vincent Arquillière sur Popnews
1 réponse
[…] qu’une des plus belles chansons françaises, dont j’ai déjà chanté les louanges dans ces pages, ou la valse tendre de La mer est encore là. La grande majorité des textes trahit […]