Si elle s’avère à mes yeux un poil moins riche que les deux millésimes qui l’ont précédée, l’année 2002 a produit suffisamment de bonne musique pour aboutir à un top 10 qui a fort belle allure. Encore une fois, les Anglo-saxons se taillent la part du lion, mais si le registre pop-rock sur son versant indie demeure mon indéniable marotte, un Français, des Islandais et des Allemands viennent apporter un peu de diversité géographique. Je concède et constate la très faible présence féminine dans ce classement, Beth Gibbons seule assurant un semblant de mixité (loin de la parité) dans ce top très masculin. La réécoute de ces albums m’a permis de réévaluer assez nettement certains opus, la sélection s’étant avérée au final assez évidente, le banc des remplaçants campant à bonne distance des titulaires. On aurait quand même accordé un strapontin à l’excellent Le moujik et sa femme du regretté Jean-Louis Murat mais la puissance des Queens of the Stone Age a prévalu sur la subtilité goguenarde de l’Auvergnat. Au final, deux hommes en noir toisent un ensemble de disques assez disparate : c’est parti pour mon top albums 2002 (vous pouvez cliquer sur les titres des albums pour écouter un extrait).
Le 3e album studio des QOTSA nous embarque dans une ébouriffante virée à travers le désert californien. A grand renfort de tequila et d’hallucinogènes divers, cette musique tournoie et électrise, percute et hypnotise, n’oubliant jamais de trousser d’aguicheuses mélodies derrière son imposante brutalité, le tout soutenu par un Dave Grohl en fusion derrière les fûts. Faisant jaillir des flammes une beauté noire et rouge, ce sont bien eux les meilleurs forgerons.
Là où le premier album – pourtant largement célébré - des Islandais finit toujours par provoquer mon assoupissement, ce deuxième LP du groupe révèle des paysages autrement grandioses qui réussissent à maintenir l’auditeur hors d’haleine tout du long. Le long de ces chansons à la fois telluriques et aériennes, Sigur Rós nous fait survoler des montagnes et des glaciers, des volcans et des fleuves, et alterne de lentes dérives horizontales avec des brusques montées en altitude à couper le souffle. Mieux qu’un voyage en ballon.
6e album studio du regretté Jason Molina – dont j’avoue ne pas être un familier - Didn’t it rain est de ces disques taillés à même le drap qui habille les fantômes. Entre folk-rock, blues, country et teintes gospel, ces morceaux se déploient dans une lumière spectrale, et leur dépouillement monacal charrie autant de douleurs que de beautés. Quelque part sous la lune, un chant résonne comme une complainte, un appel, une prière, qui nous réchauffe et nous foudroie.
Mêlant mélodies pop, entrelacs savants de rythmiques et textures électroniques, les Allemands de The Notwist se réinventaient en beauté avec ce disque inusable, sur lequel les néons du titre semblent dévoiler les contours d’une ville solitaire, mélancolique et rêveuse. Le groupe réussit à allier un côté résolument expérimental à une science avérée de la mélodie accrocheuse, pondant son lot de chansons imparables sur lesquels on pourra tour à tour danser, rêver, pleurer, sourire ou tout cela à la fois.
Sur ce disque bouillonnant, turbulent, plein de morgue et d’énergie brute, Doherty et Barat conduisent à toute berzingue leur drôle de mécanique, manquant toujours de finir sur la jante et parvenant au final à décrocher les étoiles. Plus de 20 ans après sa sortie, ce premier album des Libertines demeure toujours aussi jouissif, furieux hommage sans révérence à quarante ans de rock anglais, revigoré par une furia bordélique et un mélange d’inconscience, d’innocence et de substances aux effets secondaires détonants.
Trop souvent galvaudée, l’appellation « grand disque malade » s’applique à merveille au quatrième album de Wilco. L’inclination pop de Summer teeth cède ici la place à une musique bringuebalante, à la beauté bancale souvent sidérante, ouvrant le country-rock originel du groupe à tous les vents, de la pop atmoshérique d’Eno à l’indie-rock titubant. Et si elles menacent souvent de s’effondrer, ces chansons funambules finissent toujours par trouver leur point d’équilibre, seules sur leur fil, l’horizon devant les yeux, le vide en-dessous.
L’ex-bassiste de Talk Talk s’acoquinait avec la fascinante voix de Portishead le temps d’un album résolument unique, allant puiser dans le jazz et le folk sa fragilité hors du temps. Hors saison, ces chansons se parant tour à tour de teintes automnales et d’éclats printaniers, où souffle ici une bise hivernale glaciale, là une brise chaude qui offre un moment de répit. Out of season est surtout un disque précieux, confirmant la magie du chant de Beth Gibbons, qui s’ouvre et se referme sans jamais perdre son mystère.
Lambchop donnait suite à son génial et bouillonnant Nixon avec ce disque à l’opposé, baignant dans la lumière pâle de l’hiver. Ces chansons à la lenteur pleine de silences, aux nuances infinies, composent au final un nouveau chef-d’oeuvre d’une richesse inépuisable, dont les circonvolutions enserrent nos petits coeurs transis à chaque écoute attendrie.
En lutte avec la maladie, voyant la fin approcher, Johnny Cash poursuivait la série de ses American recordings, toujours secondé du précieux Rick Rubin. Le principe reste le même que pour les volets précédents : une majorité de reprises côtoie quelques compositions originales (ici, de premier ordre), une pléthore de collaborateurs et collaboratrices admiratifs accompagnant le maître à l’oeuvre. Le résultat s’avère une fois de plus bouleversant, naviguant entre gravité spectrale et ballades élégiaques à la sécheresse dénuée de pathos. On reste frappé par la manière avec laquelle Johnny Cash prend possession des chansons des autres, semblant les marquer de sa main noire pour les amener vers de nouveaux territoires.
Après l’exceptionnel Fantaisie militaire, Bashung réussissait à rafler une nouvelle fois la mise avec ce disque âpre, cette beauté noire d’encre concoctée avec une précision d’alchimiste. Bashung envoie la chanson française dans les étoiles, le temps d’un album d’une folle densité, ouvrant mille pistes sans en fermer aucune, mêlant jazz, électronica et musique symphonique dans son chaudron fumant. L’imprudence est un disque labyrinthe, dans lequel on aime s’égarer, une forêt mystérieuse où se côtoie le réel et l’irréel, d’où jaillissent visions mirifiques et poésie à l’eau-forte. Un très grand disque, tout simplement.