La belle affaire
L’Affaire Louis’ Trio Mobilis in mobile (1993, Barclay)
Hésitant entre la musique et la bande dessinée du côté de sa bonne ville de Lyon, Hubert Mounier monte son premier groupe en 1979, Cleet Boris, pseudonyme sous lequel il signera ses premiers strips dans le magazine Rock & BD dès 1981. Un an après, accompagné de son frère Vincent, Hubert s’adjoint les services de François Lebleu pour fonder officiellement l’Affaire Louis’ Trio. Le groupe se fait remarquer au Printemps de Bourges en 1985 et gagne le droit d’enregistrer un premier 45 tours, qui débouche sur une signature chez Barclay en 1986. Le premier album du trio paraît en 1987 et le groupe décoche un beau succès au top 50 avec Tout mais pas ça puis Chic planète. La France se dandine sur ces morceaux entraînants aux accents vaguement exotiques et le trio, qui s’affiche sous des alias cartoonesques au possible (Cleet Boris, Karl Niagara et Bronco Junior), hérite de l’image d’une formation aussi cocasse que futile. Passionné des Beatles et de XTC, Hubert Mounier, qui affronte par ailleurs un alcoolisme chronique et de profondes tendances dépressives, va s’employer peu à peu à décoller cette étiquette réductrice et chercher à créer une musique plus audacieuse, alliant ses passions pour la pop britannique, ses mélodies imparables et ses instrumentations recherchées. Les deux albums suivants de l’Affaire ne traduiront ces ambitions que de temps en temps mais ces influences qui irriguaient de façon souterraine les chansons du trio vont resurgir avec éclat sur ce formidable Mobilis in mobile.
A l’heure où il fallait tout dire / L’heure où mentir ne sert à rien / Tout c’est éteint avant la fin / Et le silence nous a tout pris / Sans même un cri pour nous trahir / Mais j’étais déjà bien trop loin / Pour revenir pour sentir que j’allais trop loin / J’étais si loin si loin de toi / Que l’amour n’y pouvait plus rien / Et j’étais loin d’imaginer / Que tu t’en irais
Loin
Grand disque de pop française, et grand disque de pop tout court, Mobilis in mobile expose un groupe en pleine possession de ses moyens, arrivé enfin à maturité et qui semble avoir trouvé l’équilibre idéal pour donner toute la mesure de ses capacités. La répartition des rôles est désormais clairement établie et le trio est clairement là pour servir au mieux la musique d’Hubert Mounier et les visions auxquelles il souhaite donner forme. Dotés des moyens conséquents procurés par ses succès antérieurs et par la bonne santé de l’industrie du disque de l’époque, Mounier et ses comparses bénéficient de conditions d’enregistrement optimales au studio Miraval dans le sud de la France, avec le précieux Dominique Blanc-Francard aux manettes. Tout est réuni pour fournir à l’ambitieux projet d’Hubert Mounier un environnement propice, jusqu’au budget rondelet consacré à la réalisation du visuel de la pochette, entièrement dessiné par ses soins. Le résultat ne décevra personne.
Aussi belles que sibyllines / Elles seront là / Leurs desseins ne se devinent / Qu’entre leurs bras / Même si je les cherche en vain / Elles seront là / Je me vouerai à leurs saints / Encore une fois
Les filles de la chance
Concept-album autour des aventures du capitaine Némo, dont la devise sert de titre au disque, Mobilis in mobile est une réussite totale. Hubert Mounier livre pas moins de 17 chansons sous haute influence beatlesienne – avec un penchant marqué pour le versant McCartney – alignant mélodies limpides, harmonies luxuriantes et une ambition instrumentale assumée, élégante et jubilatoire. De ces chansons émane en effet une formidable impression de joie et de plaisir, comme si le groupe était parfaitement conscient de ce qu’il était en train d’accomplir et se laissait griser par l’ivresse des sommets. Ce mélange d’allégresse et d’esprit de corps se lit ainsi dans les gerbes mélodiques qui embrasent des morceaux comme Le capitaine, le si bien nommé Le soleil est là ou ce Lit d’Hélène qui débaroule en cascade. Et quand l’Affaire se rapproche de ses vieux tropismes facétieux, c’est pour laisser libre cours à un irrésistible délire funky avec l’épatant Les éléphants sont contagieux.
J’irai voir, tôt ou tard / Si les sirènes existent / Sur le dos des baleines / Je suivrai leur piste / Car nul ne résiste / Au charme doux / De leur chant d’amour
Mobilis in mobile
Pourtant, comme dans tout grand disque pop, la mélancolie n’est jamais loin et celle-ci irrigue les chansons de façon souterraine, éclatant à l’occasion en bouffées bouleversantes. Évidemment, c’est déjà le génial et fameux morceau-titre qui illustre à merveille l’état d’esprit général, faisant alterner couplets tout en délicatesse et explosions instrumentales. Mais les papillons noirs qui embrument les pensées d’Hubert Mounier jettent aussi leur voile bleuté sur l’exceptionnel Loin, rien de moins qu’une des plus belles chansons françaises, dont j’ai déjà chanté les louanges dans ces pages, ou la valse tendre de La mer est encore là. La grande majorité des textes trahit d’ailleurs ce persistant mal-être, évoquant les départs, les ruptures et les désirs d’ailleurs. Le sous-marin du capitaine Némo sert ainsi de véhicule idéal pour illustrer la quête d’un refuge et l’envie lancinante de fuir le monde pour mieux se fuir soi-même.
Levons les yeux au ciel / On n’a qu’un soleil par jour / Rien qu’un soleil par jour
Le soleil est là
Près de trente ans après, Mobilis in mobile demeure un disque précieux, rare exemple d’une pop française haut de gamme, distinguée et audacieuse. Benjamin Biolay, qui traînait alors en studio autour de son ami Hubert Mounier, n’en perdra pas une miette et en retiendra les leçons.