Mes amours francophones : 60-51
60. Christophe Panorama de Berlin (2008)
Sur ce disque totalement cinématographique qu’est ce génial Aimer ce que nous sommes, Panorama de Berlin constitue à coup sûr la scène la plus marquante. Fantastique déambulation nocturne sous les néons de la ville, cette chanson dessine un paysage mystérieux, trouble et sensuel, un énième objet sonore non identifié à accrocher à la boutonnière de Christophe. Entre un bandonéon évanescent et des traits de guitare hypnotiques, le morceau se hisse à d’impressionnantes hauteurs après environ trois minutes, quand un synthétiseur embarque l’ensemble dans une vertigineuse ascension, une échappée flottante que ne renierait pas l’immense Robert Wyatt. D’une beauté follement audacieuse, cette chanson illustre une fois encore à quel point l’art du dernier des Bevilacqua – comme il se dénommait lui-même – semble définitivement libéré de toutes les pesanteurs terrestres.
- Panorama de Berlin
- Et aussi : Mal comme
- Bonus : rencontre et entretien avec Christophe lors de la sortie d’ Aimer ce que nous sommes, par Eric Nahon pour le magazine Longueur d’ondes
59. Jane Birkin & Serge Gainsbourg Je t’aime… moi non plus (1969)
Vous connaissez sans doute l’histoire par cœur. D’abord écrite pour et interprétée avec Brigitte Bardot, Je t’aime… moi non plus fût d’abord remisée en carton du fait du peu d’enthousiasme du légitime époux de madame Bardot à l’entendre exposer sur les ondes sa déjà peu discrète aventure alors en cours avec Gainsbourg. J’ai d’ailleurs un temps hésité à faire figurer ici cet enregistrement original – qui paraîtra finalement en 1986 – mais c’est bien cette version avec Jane Birkin qui est devenue emblématique, et qui exhibe les attraits les plus aguichants, entre son déhanché introductif à la guitare et le chant suraigu de Birkin, véhicule idéal pour l’extase. S’il est difficile de nier l’érotisme du morceau – et ce parfum de scandale qu’il diffusa sur la France post-68 – Je t’aime… moi non plus est d’abord et avant tout un magnifique chant d’amour, absolu et d’une froide lucidité. « L’amour physique est sans issue » chante Gainsbourg, en pleine conscience de la fin prochaine de son histoire impossible avec Birkin / Bardot. Abandon des corps avant celui des cœurs à venir, Je t’aime… moi non plus , avec ses cordes enivrantes et son orgue inspiré de Bach via Procol Harum, est aussi une fabuleuse chanson-vague, dont le roulis favorise tous les transports.
- Je t’aime… moi non plus
- Et aussi : 69 année érotique
- Bonus : pour le plaisir, la très drôle parodie enregistrée par Bourvil et Jacqueline Maillan et intitulée Ça
58. Daniel Darc La pluie qui tombe (2004)
Deuxième extrait déjà de l’inépuisable Crèvecoeur à figurer dans ce classement, disque qui signait l’éclatant retour de Daniel Darc après des années d’absence, des années d’errance. Placée en ouverture de l’album, La pluie qui tombe scintille comme un trottoir mouillé sous les lampadaires, et donne le ton – poignant – de la suite du disque. La chanson s’ouvre par une boucle mêlant boîte à rythme et piano, piano que vient dédoubler pour annoncer le refrain une ligne de guitare qui rappelle le Je suis venu te dire que je m’en vais de Gainsbourg, autre chanson pétrie de regrets éternels. Des effets synthétiques et quelques touches de xylophone – telles des perles de pluie – viennent habiller chichement cette structure répétitive mais au final, comme sur le reste de l’album, cette économie de moyens renforce la justesse impeccable de l’ensemble et la troublante intimité créée par Daniel Darc avec l’auditeur. On en ressort trempé d’émotion, proprement soufflé par la force d’une chanson jouée à une bouleversante hauteur d’homme.
- La pluie qui tombe
- Et aussi : Daniel Darc & Bill Pritchard – Rien de toi
- Bonus : à lire, ce long entretien avec Daniel Darc pendant la tournée Crèvecoeur de 2004 sur le site Concert & co
57. Georges Brassens Les copains d’abord (1964)
Composée pour le film d’Yves Robert, Les copains, Les copains d’abord est devenue peut-être la chanson la plus connue de Brassens, une scie que nombre d’amis ont dû un soir entonné après quelques verres de trop. Dit comme cela, ça pourrait ne pas faire envie à une époque où le modèle de la bande de potes n’est plus trop en odeur de sainteté – souvent à juste titre. Les copains d’abord demeure quand même une sorte d’hymne définitif aux amitiés au long cours, de celles qui nous accompagnent à travers les années, insubmersibles bouées vers lesquelles on sait pouvoir nager si la tempête menace. Comme souvent, avec un accompagnement musical minimal – guitare et contrebasse -, un gimmick mélodique immédiatement marquant, Brassens avance avec une détermination pateline, filant avec brio tout du long la métaphore de la navigation, et parsemant son texte de références à la mythologie et à la littérature classique. Brassens surprend surtout par son solo de fausse trompette loufoque et mémorable, que tout amateur s’est sans doute essayé un jour à reproduire. On n’éludera pas les quelques relents machistes qui demeurent attachés au morceau mais mine de rien, c’est une partie de ma jeunesse qui résonne ici, dans ces bruits de bouche idiots, cette mélodie flâneuse et ces paroles que je connais par cœur. Nous sommes sans doute des milliers – des millions ? – dans ce cas.
- Les copains d’abord
- Et aussi : La mauvaise réputation
- Bonus : interview de Brassens par Michel Lancelot du 2 décembre 1970 à voir sur le site de l’INA
56. Jeanne Moreau La vie de cocagne (1963)
On envie celles et ceux qui ont encore à découvrir les bijoux composés par Serge Rezvani (sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak) pour Jeanne Moreau. La vie de cocagne est une illustration parfaite de tout ce qui se joue dans ces chansons : cette folle légèreté teintée d’effronterie, cette façon de faire cavaler ensemble la voix et l’orchestration sur un air de printemps. En quelques dizaine de morceaux, cette union de hasard entre un compositeur dilettante et une chanteuse intermittente accoucha d’un parfait mélange de grâce et de fantaisie. La vie est belle ici et toute la gravité du monde semble s’en aller sous les semelles de vent du chant de Jeanne Moreau. L’immanquable recette pour faire entrer le soleil quand notre intérieur s’empoussière.
- La vie de cocagne
- Et aussi : J’ai la mémoire qui flanche
- Bonus : « Jeanne Moreau et Serge Rezvani, le miracle dure » par François Gorin (billet du 29/05/2018)
55. Jacqueline Taïeb 7 heures du matin (1967)
Si ce morceau rencontra un certain succès à sa sortie, c’est seulement depuis le début de ce siècle qu’il s’est progressivement hissé au rang de chanson “culte”, colonisée par les publicitaires et figurant en bonne place sur les compilations branchées explorant les chemins de traverse de la pop d’ici. Il faut dire que 7 heures du matin aligne une profusion d’atouts qui la rendent proprement irrésistible. Petite gemme de pop-garage d’à peine plus de deux minutes, la chanson bénéficie de l’apport de quelques fines lames des studios anglais rassemblées par l’arrangeur Jean Bouchéty, qui confèrent au morceau son élégance coupante, son mordant empli de nonchalance. Dans cette ambiance musicale droit sortie du Swinging London, la gouaille de Jacqueline Taieb fait merveille, charriant avec elle des kilos d’énergie malicieuse. Interprète inspirée, la jeune fille (d’alors 19 ans) tour à tour bégaie, maugrée, minaude, hésite, tournoie ou prend la pose, nous charmant tout du long de sa vitalité électrique. Un bonheur de remontant.
- 7 heures du matin
- Et aussi : La fac de lettres
- Bonus : entretien avec Jacqueline Taieb paru en 2014 chez Gonzaï, à l’occasion de la sortie d’un EP de reprises de chansons d’Elvis Presley
54. Christophe Un peu menteur (1978)
Si Le beau bizarre n’est pas mon disque de Christophe favori, j’avoue une inépuisable fascination pour cette chanson, parfait morceau d’ouverture de ce disque étrange et bref (25 minutes), devenu mythique. Je ne saurais pas vraiment expliquer cette curieuse attirance mais il m’est impossible de la nier. Il y a ces notes de piano introductives emplies d’onirisme et d’une douce mélancolie. Il y a surtout ce mélange constant de nonchalance et de flamboyance, cette morgue tranquille de petit marquis noctambule qui recouvre le morceau d’une sorte de patine dorée. Avec une indolence affectée, Christophe bâtit un tableau fantasmatique, qui génère dans mon cerveau pléthore d’images qui s’entrechoquent : des rues la nuit, des odeurs de trottoir et d’essence, des foulards rouges accrochés au guidon des motos ou flottant sur les épaules d’une femme, un coucher de soleil allumant la devanture d’un vieux bar enfumé… Un monde en soi, un monde à nous et un film qu’on prend plaisir à se projeter à l’infini.
- Un peu menteur
- Et aussi : Chiqué chiqué
- Bonus : un tout récent numéro du 13/05/2019 de l’émission de Marie Richeux Par les temps qui courent… sur France Culture consacré à Christophe
53. William Sheller Un homme heureux (1991)
C’est parfois un miracle, une chanson, un événement hors du commun autour duquel s’assemble une foule d’âmes par la grâce d’on ne sait quel mystère. On peinera ainsi – et Sheller le premier – à expliquer comment des millions de personnes se sont reconnues dans cette chanson de pauvre hère, cette ballade démunie chargée de mélancolie douce. C’est peut-être pour cette simplicité qui frappe comme une évidence, cette nudité désarmante et cette aspiration universelle énoncée sur le ton de la confidence, comme l’aveu déposé dans une oreille amie : « Je veux être un homme heureux ». Beaucoup – et moi aussi – ont dû être touchés par cette pudeur dans le dévoilement, cette ballade suspendue entre la tristesse et l’espérance, révélant d’un même geste nos aspirations les plus profondes comme l’étendue de notre solitude. La même année, Souchon chantait Foule sentimentale, il faut croire qu’il avait bien raison. On rappellera simplement que la discographie de Sheller recèle d’autres perles que ce très bel arbre ne devrait pas cacher.
- Un homme heureux
- Et aussi : Toutes les choses qu’on lui donne
- Bonus : textes, photos, interviews et podcasts d’une conférence chantée autour de William Sheller réalisée par Franck Monnet et Isabelle Dhordain et enregistrée le 13 octobre 2007 à la Maroquinerie à Paris
52. Étienne Daho Promesses (1984)
Pas la plus connue des chansons de Daho, Promesses est assurément une de mes préférées. Calée sur l’album La notte la notte à l’ombre du Grand sommeil, c’est pourtant d’elle qu’émane la plus belle lumière. Accrochée au doux balancement d’une guitare pleine d’échos, une ligne de basse dessine un lavis de temps suspendu, un coucher de soleil où se croisent le désir et la mélancolie pour le plus touchant des pas de deux. Je pourrais aussi vous parler du chœur féminin (au crédit d’une certaine Estella, bénie soit-elle) qui vient doubler le chant de Daho ou de ces claviers qui réfléchissent tels des miroirs les lueurs du soir qui tombe. mais les mots me manqueraient. Chef-d’œuvre vibrant et discret, Promesses démontre tout l’art de Daho pour faire preuve de profondeur sans une once de pesanteur. Je ne m’en lasse pas.
- Promesses
- Et aussi : Sortir ce soir
- Bonus : « La notte la notte, 30 ans après », par Matthieu Conquet, diffusé sur France Culture le 28 mars 2014
51. Sébastien Tellier Roche (2008)
Disque de la révélation aux yeux du grand public, Sexuality prend un malin plaisir à ne pas choisir tout du long entre le sublime et le vulgaire. En bon érotomane, Sébastien Tellier a l’intelligence de soigner les préliminaires en introduisant son disque “sexuel” avec ce formidable Roche dont on ne s’est toujours pas lassé dix ans après. On pourrait s’arrêter aux dorures kitsch et à cette atmosphère moite de film de série B mais curieusement, Roche s’avère une incroyable machine à fantasmes, nous forçant littéralement à la considérer sans aucun second degré. Roche est bien un rêve transi, chaud comme la braise et dont se dégage une langueur désirante extrêmement touchante. Avec ce gimmick mélodique génial au clavier qui se répète ad libitum, la chanson semble monter progressivement vers un climax qu’elle n’atteint jamais, et se perd dans une éternelle irrésolution qui ne la rende que plus précieuse. Quelque part entre Houellebecq et Jean-Michel Jarre, Sébastien Tellier chante l’éternelle brûlure du désir et fait monter haut la température. L’été sera chaud.
- Roche
- Et aussi : L’amour et la violence
- Bonus : entretien avec Sébastien Tellier paru dans Gonzaï à la sortie de Sexuality
Série toujours aussi passionnante à suivre ! Avez-vous le projet de dresser un classement similaire pour les chansons en anglais ?
Merci encore pour le compliment. Je vais déjà terminer la série et je ne pense pas en reprendre une dans l’immédiat, ça me prend mine de rien énormément de temps, plus que pour des chroniques de disques. Mais qui sait, un jour…