La nuit au fond du verre

Tom Waits Small change (1976, Asylum Records)

Tom Waits - Small change

Même si ma production de billets pour ce blog manque de régularité et de continuité, je garde de la suite dans les idées et je n’ai pas perdu de vue mon ambition affichée de remonter dans ces pages le fil de l’intégralité de la discographie du grand Tom Waits. Nous en étions restés à son Nighthawks at the diner de 1975, disque mi-figue mi-raisin qui voyait le Californien s’engager de plus en plus avant dans un style jazzy, sous les encouragements de son producteur Bones Howe. Après la parution de ce troisième album, Waits embarque, au premier semestre de l’année 1976, pour une tournée épuisante d’abord à travers les États-Unis puis, pour la première fois, en Europe pour quelques dates. C’est au retour de cette série de concerts que Waits va entrer en studio pour enregistrer son quatrième LP, ce Small change dont il sera question aujourd’hui.

So you’ll ask me what I’m doin’ here holdin’ up a lamp post / Flippin’ this quarter, tryin’ to make up my mind / If it’s heads, I’ll go to Tennessee, tails, I’ll buy a drink / If it lands on the edge, I’ll keep talkin’ to you

Jitterbug boy

Toujours avec le fidèle Bones Howe aux manettes, Tom Waits poursuit dans une veine « jazz et piano-bar », continuant de se faire le chroniqueur goguenard et affectueux de toute une galerie de sans-grades peuplant les nuits de Los Angeles. Mais, s’il se situe dans la lignée de son prédécesseur, Small change se révèle bien plus abouti. Plus à l’aise dans son songwriting, Waits en fait (un peu) moins et vise plus juste. Les soliloques de Nighthawks at the diner ont disparu et Waits se recentre, gagnant en concision et en précision. Les arrangements subtils (piano, saxophone, batterie, quelques cordes voilées) rehaussent la profondeur de champ de l’ensemble, enveloppant d’étoiles et d’ombres le décor nocturne et urbain dépeint par Tom Waits. Ce dernier finit du reste ici de trouver sa voix, adoptant résolument ce timbre si particulier à la Louis Armstrong, baigné de nicotine et d’alcool fort. L’album baigne d’ailleurs dans un éthylisme marqué, le scotch et le whisky constituant des compagnons fidèles et délétères pour Waits comme pour ses personnages. De Bad liver and a broken heart à l’épatant The piano has been drinking en passant par les rodomontades mythomanes de Jitterbug boy, l’alcoolisme représente un omniprésent fond de sauce dans lequel mijotent les compositions de Waits. Ce dernier avouera sans fard qu’il buvait énormément à l’époque, entre sa fréquentation des bars de L.A. et les excès de la vie de tournées.

But there’s a Continental Trailways leaving / Local bus tonight, good evening / You can have my seat / I’m stickin round here for awhile / Get me a room at the Squire / And the fillin station’s hirin / I can eat here every night, what the hell have I got to lose / Got a crazy sensation / Go or stay, and I’ve got to choose / And I’ll accept your invitation to the blues

Invitation to the blues

Small change s’ouvre sur un Tom Traubert’s blues (four sheets to the wind in Copenhagen) devenu emblématique du répertoire de Waits. Ballade au piano sublimée par les arrangements de cordes de Jerry Yester, ce titre se base sur les souvenirs d’une nuit passée à Copenhague avec la violoniste Mathilde Bondo pour dresser le portrait d’un homme perdu à l’étranger, mélancolique et fauché au coin d’une rue dans un pays qu’il ne connait pas. Ce morceau pose les bases de l’ambiance générale du disque, perclus de solitude, de boisson et de lumières pâles. Tom Waits aligne donc les ballades titubantes, tantôt nimbées d’humour comme le génial The piano has been drinking, tantôt à la nudité bouleversante, comme le superbe Invitation to the blues, formidable description des possibles offerts – sans illusion – par une rencontre d’un soir. On retiendra aussi la nonchalance courbatue du final I can’t wait to get off work (and see my baby on Montgomery Avenue), inspirée à Waits par ses années passées à faire le portier et le grouillot dans divers clubs de Los Angeles. J’avoue être moins sensible au monologue parlé-chanté de Small change (got rained on with his own .38), dont l’aura enfumée finit par m’engourdir pour de bon. On soulignera quand même que, de loin en loin, Waits se fait plus nerveux et se secoue la couenne en faisant swinguer des morceaux comme Step right up ou un Pasties and a G-string qui tient plus de la récitation beat que de la rengaine piano-voix.

And it’s a battered old suitcase / In a hotel someplace / And a wound that would never heal / No prima donnas the perfume is on / And old shirt that is stained with blood and whiskey

Tom Traubert’s blues (four sheets to the wind in Copenhagen)

S’il n’est pas, loin s’en faut, mon disque préféré du Californien, Small change marque une vraie étape dans la carrière et dans la discographie du bonhomme. Lui-même confiera voir en cet album un disque-pivot, qui lui aura permis de prendre confiance en son talent d’auteur-compositeur. Le disque recueillera de nombreuses critiques laudatives et permettra à Waits de figurer pour la première fois dans le top 100 des ventes d’albums aux USA. La suite, ce sera Foreign affairs et on en reparlera ici.

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