Seule au monde

Björk Homogenic (1997, One Little Indian)

Björk - Homogenic

Quand elle décide de s’installer dans le sud de l’Espagne, près de Malaga, en vue d’entamer les sessions d’enregistrement de son troisième album, Björk sort de plusieurs mois pour le moins tourmentés. Le succès de Post n’a fait qu’affermir la renommée mondiale de l’Islandaise et la musicienne supporte difficilement la pression inhérente à son nouveau statut. Ses relations sentimentales font désormais la une des gazettes. Björk se sent harcelée par les paparazzi, au point de péter les plombs et de filer une raclée mémorable à une reporter indiscrète devant les caméras du monde entier à l’aéroport de Bangkok. En septembre 1996, la police intercepte un colis piégé adressé à la jeune femme par un fan en plein délire mortifère jaloux de sa relation avec le musicien Goldie, le fou furieux se suicidant parallèlement d’une balle dans la bouche en prenant la peine d’enregistrer sa fin de psychopathe. C’en est trop pour Björk qui décide de laisser Londres, où elle s’était installée, derrière elle pour aller se ressourcer quelque temps dans son Islande natale, recouvrer ses forces puis migrer vers ce havre ibérique afin d’aller donner suite à ses deux premiers formidables LP.

While you are away / My heart comes undone / Slowly unravels / In a ball of yarn / The devil collects it / With a grin / Our love, in a ball of yarn / He’ll never return it / And when you come back / We’ll have to make new love (Unravel)

Unravel

Même si Björk nous avait déjà subjugués par le passé en dévoilant sur ses deux premiers albums son goût pour l’aventure, son caractère bien trempé et sa capacité à allier comme peu le viscéral et le cérébral, Homogenic allait représenter un pas en avant véritablement prodigieux. Debut et Post révélaient une jeune femme haute en couleurs, pétulante, instinctive et brillante, plongeant les doigts dans toutes les confitures musicales qui l’avaient nourrie depuis son enfance et partageant tout cela avec un plaisir communicatif. Certains durs d’oreille crurent n’y entendre que les exubérances sympathiques d’une tête de linotte par trop agitée mais la jeune femme traçait en fait sa voie avec une rationalité démoniaque. Après s’être en quelque sorte présentée au monde de façon kaléidoscopique, pour faire le point sur tout ce qui l’avait jusque là constituée, Björk entreprenait maintenant de se rassembler en livrant ce disque plus homogène. Homogenic sera donc un disque d’une grande cohérence, bâti sur quelques idées forces déclinées avec une limpidité et une beauté sans égales.

I’m a path of cinders / Burning under your feet / You’re the one who walks me / I’m your one way street / I’m a whisper in water / Secret for you to hear / You are the one who grows distant / When I beckon you near

Bachelorette

Homogenic est d’abord un disque tellurique, résolument islandais, cherchant à reproduire dans ses textures les paysages de glace et de feu de l’île volcanique. De cette musique naissent ainsi des geysers, des coulées de lave pétrifiée, des paysages gelés s’étendant à perte de vue ou des lacs bouillonnants. Homogenic est aussi une trinité, l’alliance merveilleuse de la voix, des cordes et du rythme, représentant dans l’ordre l’âme, les nerfs et le cœur. Ça paraît simple dit comme ça, et l’on se dit que toute bonne musique devrait ressembler à un tel mélange opéré sous les bienveillances conjuguées de l’intelligence et de la sensibilité. Sauf que rien ne ressemble à Homogenic. Avec en tête les quelques lignes directrices évoquées plus haut, entourée d’une équipe resserrée de collaborateurs précieux (Mark Bell de LFO, Howie B, Eumir Deodato entre autres), Björk livre un disque proprement impensable, tour à tour intimidant et vulnérable, et qui plane à des hauteurs atteintes par à peine une dizaine d’autres des albums que j’ai écoutés jusque là.

And you push me up to / This state of emergency / How beautiful to be

Joga

Homogenic s’ouvre sur quatre chefs-d’œuvre monumentaux qui suffiraient à faire la carrière de l’immense majorité des musiciens, rock ou pas d’ailleurs. C’est d’abord ce Hunter initial, qui frotte des cordes de boléro à des beats électro coupants et saccadés, tandis qu’un accordéon reptilien nous fascine comme le serpent du Livre de la jungle. Sorte d’autoportrait de Björk en tête chercheuse, ce morceau intranquille d’où sourd l’orage annonce la météo instable qui règnera sur Homogenic. Avec Joga, Björk confirme un peu plus qu’elle appartient au monde des grands vivants en livrant une traduction musicale au plus-que-parfait de l’ « état d’urgence » émotionnel qu’elle appelle de ses vœux au refrain. Björk prend soin de s’occuper elle-même des arrangements de cordes et d’aller damer le pion à son illustre maître Eumir Deodato. L’auditeur est déjà à genoux quand survient Unravel, dont on sentirait presque le cœur battre au creux de ses mains puis enchaîne avec le stratosphérique Bachelorette, sur lequel Björk se transforme en maîtresse des éléments, en héroïne de saga, en géante défiant l’océan du haut d’une falaise reculée. Peu de chansons me procurent une si titanesque impression, et peu de chansons ont su représenter avec cette évidence limpide à quel point les émotions étaient affaire de souffle. Après ce quatuor impensable, Homogenic lève très légèrement le pied le temps d’un All neon like scintillant qui agit comme un baume apaisant après tant d’émotions fortes. Les montagnes russes ne tardent cependant pas à reprendre avec ce Five years cabossé, rageur et extatique, et sur lequel rythmes accidentés et cordes glorieuses se livrent un formidable duel en forme de vertige ascensionnel. Immature et Alarm call évoluent peu ou prou sur les territoires plus familiers de Debut, peuplés néanmoins de davantage de chausse-trapes, glissés malicieusement au fil de ces chansons pourtant diablement souples. Pluto balance une forme de techno martiale qui tourne presque à la transe psychiatrique puis, après cette drôle de catharsis sauvage, le disque se clôt sur un All is full of love quasi liturgique, point d’arrivée provisoire et temporairement apaisé d’un périple vertigineux.

Twist your head around / It’s all around you / All is full of love

All is full of love

Certains me reprocheront sans doute l’excès de mes louanges mais Homogenic brille toujours pour moi, vingt ans après, d’une lumière unique et éclatante, seul au monde. Il demeure encore aujourd’hui un de mes disques de chevet et le point toujours culminant de l’œuvre de Björk, quelle que soit les qualités indéniables de ce que la dame a pu produire durant ces deux dernières décennies.

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