Suite ce soir de mes sélections annuelles avec ce top 10 du millénaire qui s’ouvrait. En 2000, la vie d’adulte commençait vraiment : premier (vrai) poste, changement de région, toutes ces étapes, ma foi banales, mais qui marquent quand même une vie. Derrière la brume et les incertitudes qui m’entouraient, quelque chose comme une trajectoire semblait se dessiner. Bon, je m’égare un peu, mais en rédigeant ce billet, je m’aperçois que j’ai découvert quasiment l’intégralité de ces albums l’année même de leur parution et que j’aurais probablement pu sélectionner les mêmes disques le 31 décembre 2000. Je ne sais trop ce que cela révèle : que j’avais la chance d’accéder à beaucoup d’albums en direct en travaillant en médiathèque, ou que j’avais la main heureuse, ou que mes goûts évoluent peu. Ce top annuel reste largement squatté par les artistes anglo-saxons, Américains et Britanniques se taillant comme d’habitude la part du lion. Les Hollandais des Nits apportent un poil d’exotisme et la couleur locale prend les teintes fauves du rock fracassant de Programme. A part Goldfrapp, cette sélection est aussi composée de figures confirmées, d’artistes avec derrière eux une œuvre déjà imposante, que j’ai déjà mentionnés dans ces pages. Une liste de valeurs sûres, dira-t-on, avec au final peu de révélations. Mais pleine de bons disques, non ?
Ce duo britannique mené par la volcanique Alison Goldfrapp livrait en l’an 2000 ce premier album fascinant, pétri d’élégance mystérieuse, de sophistication magnétique. Sous haute influence Barry/Morricone, le groupe déploie le long de neuf morceaux une musique aussi organique qu’onirique, mélant avec finesse le frisson des violons et l’étrangeté des machines. Une montagne de grâce.
Deux ans après la fin de l’aventure Diabologum, auteur avec son #3 de 1996 d’un des disques les plus brûlants du rock d’ici, Arnaud Michniak revenait avec une nouvelle proposition radicale et abrasive, faisant se percuter guitares en fusion, boucles hip-hop, volutes jazz et parlé-chanté à la blancheur fiévreuse. Disque incommode, qu’on n’écoute jamais sans crainte de se couper, Mon cerveau dans ma bouche demeure une expérience abrupte, rageuse et désenchantée, d’un pessimisme inflammable, charriant autant de colère froide que de beauté cabossée.
Succédant à un premier album prometteur qui semblait tracer pour lui un avenir doré, Come to where I’m from est un grand disque malade, dont le folk rempli d’échardes s’accouple en grinçant avec un ensemble de boucles et de samplers pour donner naissance à des créatures monstrueuses, nourries des fêlures comme des crevasses zébrant la psyché de l’Américain. Quelque part entre le Springsteen dépouillé et le Lou Barlow de Folk Implosion, Come to where I’m from est un disque violent et émouvant.
Avec Figure 8, Elliott Smith poursuivait sa décade prodigieuse, parsemée de cinq albums plus ébouriffants les uns que les autres. Peut-être légèrement en retrait par rapport à l’exceptionnel XO, Figure 8 donne à entendre un songwriter aux mains d’or, semblant pouvoir déverser sur commande des avalanches mélodiques et des torrents harmoniques à rendre jaloux et penaud tout apprenti auteur de chansons. L’album résonne maintenant comme les derniers feux d’artifice lancés par le bonhomme avant qu’il ne soit englouti par ses propres démons. Reste les chansons, et quelles chansons !
Plus je l’écoute, plus cet album, neuvième épisode de la discographie fastueuse du groupe d’Hoboken, apparaît comme un de leurs inépuisables sommets. Laissant largement de côté les guitares pour les claviers, le groupe échafaude une atmosphère faussement apaisée, ralentissant le tempo de ses chansons pour dévoiler un nuancier aussi subtil que sublime. Il donne aussi à entendre le bouleversant ping-pong intime d’un couple qui doit affronter les hauts et les bas de sa relation, créant une forme d’intimité jamais impudique. Enveloppant, fascinant, hypnotique, touchant, And then nothing turned itself inside out, malgré son titre imprononçable, vous enserrera dans un cocon de mélancolie placide dont vous ne voudrez jamais sortir.
Troisième volet de la série des American recordings de Johnny Cash, Solitary man laisse pantois par l’impressionnant mélange de gravité et de profondeur de champ qu’il dégage. Alors que sa santé se dégrade, Johnny Cash semble gagner encore en stature et prend littéralement possession des chansons qu’il choisit d’adouber, et qui viennent comme rehaussées par le doigt de Dieu lui-même. Cash renouvelle ainsi l’écoute d’un classique aussi rebattu que le superbe One de U2 et confère une dimension encore plus poignante au fantastique The mercy seat de Nick Cave. Un sommet de dépouillement, radical et vibrant.
Le long d’une discographie exemplaire, les Nits ont semé de-ci de-là des perles encore plus brillantes et une poignée de disques précieux et uniques. Outre leur indépassable Ting de 1992, les Hollandais livraient en 2000 ce disque somptueux, d’une finesse subtile et nimbé d’une mélancolie jamais plombante, celle sereine des gens qui ont déjà vécu. Souvent sous-estimé dans leur discographie, ce Wool reste pour moi un compagnon fidèle d’un indéfectible soutien.
Avec son cinquième album studio, le groupe de Nashville atteint ici une sorte de plénitude, célébrant avec jubilation la rencontre charnelle de la soul et de la country. Lambchop réalise ici pleinement les fantasmes qui semblaient le démanger depuis quelque temps, lâchant la bride à des cuivres rutilants, des drapés de cordes dignes de Marvin Gaye, des rythmiques funky ondulantes et le recours occasionnel de Wagner à sa plus belle voix de falsetto. Nixon est surtout un des albums les plus lumineux qui soit, chaud et consolateur, simple dans son propos et d’une sophistication jamais ramenarde. Disque immense d’un groupe immense.
Avec ce disque new-yorkais et amoureux, PJ Harvey livre un énième chef-d’oeuvre, fiévreux, à l’élégance sauvage époustouflante. L’Anglaise fait preuve ici d’une maîtrise fascinante, sans jamais pourtant brider l’expression de ses émotions et de ses sentiments. Directes, farouches, sensuelles comme jamais, ces chansons passionnantes et passionnées laissent une marque rouge sur nos joues à chaque écoute. Du plaisir à l’état brut.
Trois ans après OK computer, Radiohead fuyait la redite comme la peste et reprenait dix longueurs d’avance sur ses suiveurs et poursuivants. Libre de ses mouvements grâce à l’indépendance financière quasi totale offerte par ses précédents triomphes, le groupe file loin au-dessus du sol avec une musique mutante, embrassant le rock savant de Bowie/Eno comme la techno mélodique et lacérée d’Autechre ou d’Aphex Twin. Le résultat est un disque hors normes, fascinant de bout en bout, qui vous secouera jusqu’à la moelle et vous poussera à en redemander.