Le plein de sup(p)er
(Smog) Supper (2003, Drag City)
La discographie de Bill Callahan a pris, depuis maintenant plus de 30 ans, une ampleur telle qu’on en finit presque par négliger des albums qui, pour d’autres, constitueraient de brillants achèvements. En réécoutant ces derniers jours ce Supper de 2003, je m’aperçois que ses teintes automnales et sa douceur de fin de journée en font le parfait compagnon des jours de grisaille, quand le soleil du soir parvient à percer le ciel ardoise pour nous apporter un bienvenu shoot de lumière. Et, s’il ne s’inscrit pas parmi les plus soufflantes réalisations du bonhomme, ce Supper mérite qu’on s’invite à sa table.
And it’s crow vs. crow / A brawl in mid-air / Beak click on beak clack / No reason is there / But for the brawl in mid-air
Feather by feather
Après avoir mis son pseudonyme entre parenthèses sur son précédent opus, on aurait pu s’attendre à ce que Bill Callahan se débarrasse définitivement de sa brumeuse appellation. Il faut croire que le temps n’était pas encore venu, et on pourrait considérer que Supper marque une autre étape dans le processus de transition qui autorisera notre homme à signer ses disques de son nom. Quoi qu’il en soit, là où le précédent Rain on lens se jouait sous la pluie et le vent, arborant des teintes anthracite qui venaient plutôt – malgré bien des nuances – confirmer l’abord peu avenant de Callahan, Supper adopte le camaïeu de rouge orangé qu’il arbore aussi sur sa pochette. S’il continue de creuser un sillon discographique empruntant à la grande tradition de ce qu’on nommerait l’Americana, entre blues, folk, country et rock buté, Bill Callahan se fait ici plus aérien que sur ses deux précédents opus, laissant ses chansons s’emplir d’air et de lumière pour mieux se dilater et décoller du sol. Et, après deux albums (un peu) plus en demi-teinte, Callahan livre avec ce Supper son disque jusque-là le plus apaisé, le plus étrangement serein, et certainement son meilleur disque depuis le fantastique Knock knock de 1999. Loin de toute béatitude ronronnante, la sérénité qui s’affiche ici demeure cependant truffées d’échardes, comme travaillée en profondeur de mille questions irrésolues, que Bill Callahan semble néanmoins aborder avec une distance nouvelle, une hauteur de vue lui offrant davantage de clairvoyance sur son chaos intérieur.
Me and some friends of mine / We stayed up all night taking truth serum / We soon realized the mistake we made / And went our separate separate ways / I went up on the roof / Where I thought I’d find some truth / There beneath the stars / But questions followed me
Truth serum
Cette forme de plénitude majestueuse fait ainsi s’élever dès l’ouverture un Feather by feather simplement magnifique, assis sur un tapis de guitare slide et l’accompagnement vocal de Sarabeth Tucek. Plus loin, Callahan escalade les arpèges limpides de Vessel in vain pour s’en aller survoler les plaines et les forêts. Puis, avec Truth serum, il nous convie à une drôle de dérive étoilée, pour une sorte de conte métaphysique plein d’humour et d’esprit. Le morceau déploie sa grâce sur plus de sept minutes, pendant lesquelles Callahan expose tout son art d’interprète, cette façon de suspendre le temps entre deux vers, parfois entre deux syllabes, et de générer ainsi chez l’auditeur une forme d’impatience à savoir ce qu’il finira par révéler. L’album contient également plusieurs titres plus rock, comme ce Butterflies drowned in wine aux accents “lou reediens”, empli d’électricité revêche, morceau qui alterne tension et relâchement pour s’achever en une litanie obsessive sous haut voltage. On appréciera aussi particulièrement l’errance taciturne et goudronneuse de l’impeccable Ambition, qui avance sous une auréole de nuages noirs tandis que, plus loin, Our anniversary trimbale une forme de détachement mélancolique teinté de perplexité. L’album se clôt par l’enchaînement d’un Driving cabossé, comme un gospel usé joué sur des instruments cassés, avec le terminal Guiding light, ultime chanson qui regarde droit vers le soleil, simple et bouleversante confession d’un homme qui cherche seulement son chemin.
The sun peaked at noon / I watched it hoping it would rise / Just a little higher / And give me a guiding light / A guiding light / I must admit I felt some relief / When the sun began to sink / I mean who really wants to see / Things in blinding white / Blinding white
Guiding light
Supper manque de quelques ingrédients (un poil d’intensité, un zeste de profondeur de champ encore) pour se hisser à hauteur des meilleurs disques du bonhomme, mais comme je le rappelais en introduction, combien de songwriters se satisferaient d’avoir pu composer dans leur vie un titre comme Truth serum ou Feather by feather. A réécouter les anciens albums de Bill Callahan, on se rend compte à quel point le bonhomme crée depuis ses débuts une œuvre d’une incroyable richesse, dont l’ampleur apparaît d’ores et déjà capitale et qu’il n’a, heureusement, pas fini d’enrichir. On n’a donc pas fini de s’exclamer “Bien joué, Callahan”.