Les tremblements intérieurs
Elliott Smith S/T (1995, Kill Rock Stars / Domino)
Alors que l’on commémore le vingtième anniversaire de XO, son plus indéniable chef-d’œuvre, il est bon de se rappeler qu’Elliott Smith avait déjà réalisé discrètement bien des miracles avant cette extraordinaire épiphanie. En 1995, du côté de Portland (Oregon), Smith continue de partager sa vie musicale entre Heatmiser, son groupe de rock à guitares, et une carrière solo entamée à peine un an plus tôt avec un Roman candle plein de promesses exhibant sous une acoustique à fleur de peau des fêlures larges comme des crevasses. Dès la fin 1994, Elliott Smith utilise le home-studio du batteur de son groupe, Tony Lash, pour coucher sur bandes de nouvelles chansons en vue d’alimenter un deuxième LP. En janvier 1995, le single Needle in the hay bouleverse suffisamment le patron du label indépendant Kill Rock Stars pour qu’il décide de le signer pour un album entier qui paraît à l’été.
I’m a junkyard full of false starts / And I don’t need your permission / To bury my love / Under this bare light bulb / The moon is a sickle cell / It’ll kill you in time
Coming up roses
Elliott Smith vient confirmer au centuple les promesses semées par Roman candle, qui prend avec le recul des airs de brouillon (poignant) de ce qui se dévoile au fil de ces douze chansons. Si celles-ci se situent dans l’évident prolongement stylistique du premier album, elles donnent à entendre un songwriter autrement plus affirmé. Elliott Smith continue d’évoluer dans un registre quasi exclusivement acoustique, s’accompagnant très occasionnellement d’une instrumentation discrète : un harmonica sur Alphabet town, quelques touches de batterie, de rares arpèges électrifiés et des dédoublements de voix qui deviendront une marque de fabrique… Mais l’acoustique revue et corrigée par Elliott Smith révèle des paysages rarement vus dans une configuration qu’on pensait pourtant rebattue. Car si ces chansons semblent se rattacher peu ou prou au folk ou au blues, les démons qui les possèdent leur confèrent une intensité telle qu’elle en déforme les traits. Quand Elliott Smith gratte les cordes de sa guitare, l’air alentour semble agité de vibrations inconnues. Nourris au mal-être viscéral de leur auteur, ces morceaux fiévreux tremblent et transpirent, paraissant ériger de leur savante texture un barrage pour retenir un flot de larmes et de noirceur menaçant sans cesse de déborder. Au final, Elliott Smith conjugue à la fois une virtuosité époustouflante (les tablatures de ses chansons martyrisent les doigts de générations d’apprentis guitaristes), une inventivité mélodique hors normes et une force émotionnelle sidérante. Reste ensuite à l’auditeur d’accepter de se frotter à tant d’intensité et d’intimité malade.
I’m waiting for the train / Subway that only goes one way / The stupid thing that’ll come to pull us apart / And make everybody late / You spent everything you had / Wanted everything to stop that bad / Now I’m a crashed credit card registered to Smith – / Not the name that you called me with
The biggest lie
L’album s’ouvre sur un Needle in the hay devenu emblématique, dont l’acoustique grattée à même le nerf accompagne les tonalités presque menaçantes de la voix sifflante d’Elliott Smith. Avec l’extraordinaire Christian brothers, la tension monte d’un cran, l’apparition d’une batterie feutrée augmentant l’amplitude dramatique d’une chanson toute de rage contenue. Le niveau s’élève encore avec l’étourdissant Southern Belle, dont les entrelacs mélodiques tissent une toile d’araignée parfaite de finesse meurtrière. Même quand les mélodies s’apaisent, Smith continue de parsemer ses textes d’épines et de ronces, évoquant sans arrêt les blessures de relations dysfonctionnelles, la haine de soi et les addictions qui apaisent autant qu’elles rongent. Mais la noirceur des textes ne parvient pas à estomper la lumière qui émane de ces Coming up roses, Good to go ou The white lady loves you more. Comme chez Nick Drake, une fascinante beauté naît de ces mélodies troublées, transcendant le mal-être de leur auteur pour consoler nos petites peines et nos grands désarrois. Et tandis que s’évanouissent les dernières notes du sublime The biggest lie, un nuage gris vient mouiller notre soleil.
I wouldn’t need a hero / If I wasn’t such a zero
Good to go
Elliott Smith est souvent moins considéré que son successeur, le remarquable Either/or qui fera briller encore davantage aux yeux du monde l’étoile noire d’Elliott Smith. S’il est sans doute son disque le plus sombre, il est peut-être selon moi son plus émouvant, celui qui révèle avec la plus grande délicatesse nos failles et nos faiblesses.