Au devant de la scène
Françoiz Breut Vingt à trente mille jours (2000, Parlophone)
Il n’y pas d’hommes dans les coulisses chante Françoiz Breut sur le douzième titre de son remarquable deuxième album dont il sera question ce soir. On pourra y voir un paradoxe ou une antiphrase, tant la jeune femme s’adjoint ici les services d’un casting quatre étoiles, florilège mâle haut de gamme de la chanson française d’alors. Outre son ex-compagnon et père de son fils, Dominique A, auteur d’une bonne moitié des titres, on retrouve en effet aux côtés de madame Breut aussi bien Philippe Katerine que Jérôme Minière, Yann Tiersen, Joey Burns (Calexico) ou Philippe Poirier (Kat Onoma). Pourtant, ce titre apparemment trompeur pourrait bien se révéler plus juste qu’il n’y paraît. En 1997, le premier – et fort recommandable – album éponyme de Françoiz Breut portait l’empreinte de son talentueux conjoint et, si les qualités d’interprète de la jeune femme ne manquaient pas de ressortir, sa présence semblait affleurer un peu malgré elle de l’ombre portée de monsieur A. Vingt à trente mille jours brille d’un éclat différent, et si les hommes s’agitent encore dans les coulisses, c’est bien Françoiz Breut qui occupe le devant de la scène d’un pas autrement assuré.
Toujours en soi le goût du verre pilé / Comme le son de rails en forêt / où, inquiété, tout un monde se tait / La musique insiste aux tables dressées / Elle a un mot pour chacun qu’elle sait bien placer / Sur le siège des regrets
Le verre pilé
Alors que Françoiz Breut privilégiait les teintes sépia et une certaine unité de ton, Vingt à trente mille jours dévoile une palette chromatique bien plus vaste. La jeune femme se glisse avec une personnalité désormais affirmée dans une garde-robe de premier choix, tantôt raffinée, tantôt dépouillée. Pas question cependant de jouer les mannequins ou les porte-manteaux, c’est en interprète ou en actrice que Françoiz Breut vient habiter ces chansons élégantes et troublées. Son timbre oscille ainsi avec le même bonheur entre impatience avide (Si tu disais) et inquiétude presque panique (Portsmouth), fantaisie coquine (L’origine du monde) et murmure porteur d’un univers de mystères (L’heure bleue). Musicalement, l’album déploie une variété nouvelle, entre valse aux contours mariachi (Si tu disais), country-folk de saloon (Sans souci) ou pop orchestrale élancée (Il n’y a pas d’hommes dans les coulisses, Le verre pilé). Les chansons dévident le plus souvent des histoires d’amours incertaines, et se parent parfois de teintes fantastiques, l’étrangeté du monde frappant à leurs volets.
Tout est calme et l’on marche sur les ongles / Là où la cacophonie s’estompe / Où tout nous parvient de loin / De derrière le grand filtre du monde
Derrière le grand filtre
C’est notamment le cas sur l’impressionnant Derrière le grand filtre qui ouvre l’album, morceau offert par Philippe Poirier qui donne vie à un monde aquatique à l’étrangeté radicale, par la grâce d’un motif entêtant aux airs andalous tandis que la matière musicale du morceau se densifie jusqu’à éclater dans une gerbe de cordes du plus bel effet. Les orchestrations de cordes sont d’ailleurs une des vraies réussites de l’album, venant nimber l’emballant Si tu disais d’un nuage de poussière ou draper le formidable Le verre pilé d’une solennité coupante à tomber. L’ambiance générale du disque s’avère d’ailleurs plutôt grave, l’inquiétude nouant le ventre de bon nombre de morceaux, comme cette Affaire d’un jour très inspiré de la country lynchienne de Tarnation ou ce Portsmouth au tressaillement alarmé. De même, Silhouette minuscule se laisse progressivement gagner par l’angoisse générée par la combinaison d’un piano étique et d’une guitare charbonneuse. Le ton se fait plus léger le temps du primesautier L’origine du monde troussé par Katerine, plus sensuel avec un Sans souci repris et adapté d’un morceau de Peggy Lee. Françoiz Breut place aussi une reprise déchirante (forcément) de La chanson d’Hélène tiré des Choses de la vie de Claude Sautet. L’heure bleue se joue dans un moment suspendu et magnifique au cœur de la nuit, tandis que plus loin, Le verre pilé tournoie en majesté avant de s’élever à la verticale par la grâce d’un arrangement de cordes digne des Tindersticks. L’album se clôt par une ballade en mode mineur, Je ne veux pas quitter, dont la beauté douce et bleutée nous raccompagne vers la sortie.
Toi seule tu es dehors car c’est l’heure / Où tes peurs mêmes sont ensommeillées / Parce que tu es certaine de ne pas rencontrer / De ces gens aux yeux fous / Aux yeux comme des puits où les sources croupissent
L’heure bleue
Depuis ce disque épatant, Françoiz Breut étoffe une discographie singulière et souvent remarquable, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler ici, via l’album La chirurgie des sentiments paru en 2012. On lui doit aussi une des plus belles chansons – françaises et pas seulement – du monde, avec le merveilleux Km 83 figurant sur son A l’aveuglette de 2005. Rien que pour ce titre, la dame mérite mon amour éternel. Prenant plaisir à parcourir les chemins de traverse, Françoiz Breut a fait paraître en ce début d’année un disque de reprises avec Don Nino, Cover songs in inferno, adaptant des titres de Jefferson Airplane, Donovan, les Cramps ou Black Sabbath. Elle mène en parallèle une carrière d’illustratrice, exposant ses œuvres régulièrement et travaillant notamment pour l’édition pour enfants.