Shivaree I oughtta give you a shot in the head for making me live in this dump (1999, Capitol Records)
Certains albums apparaissent comme écrasés par l’ombre portée d’une chanson majuscule, sorte de fruit hypertrophié étouffant sans pitié les autres morceaux qui l’accompagnent en les privant de lumière. Le premier album des Américains de Shivaree ressortit à mon sens de cette catégorie, tant la chanson Goodnight moon surplombe un ensemble un brin disparate, même s’il ne manque pas de charme.
What should I do, I’m just a little baby / What if the lights go out and maybe / And then the wind just starts to moan / Outside the door and followed me home / Well goodnight moon, I want the sun
Goodnight moon
Née dans le Sud de la Californie, Ambrosia Parsley déserte adolescente le domicile familial pour aller tenter sa chance dans la musique. Elle finit par s’acoquiner avec une paire de musiciens aguerris, Duke McVinnie à la guitare et le claviériste Danny McGough, pour fonder Shivaree en 1997. Avec l’apport de ces deux « mac », la jeune femme trouve le combo d’instrumentistes idoine pour faire reluire ses compositions et entourer sa voix fascinante d’un écrin musical fluide et subtil. Car c’est bien cette voix qui constitue le facteur X de ces chansons, timbre oscillant entre la mélancolie presque enfantine et le murmure enchanteur, l’assurance et la fragilité.
Insatiable sins well sometimes they turn out all right / Only cursed girls have this blessing of foresight / So to stop herself from going insane / She rinses her soul off / Down in the cold / Blue rain
Arlington girl
Si ce chant demeure impeccable tout du long de ces douze morceaux, il faut bien avouer que le niveau des compositions s’avère plus fluctuant. A vouloir naviguer entre les styles – complaintes jazzy pour bar enfumé, tentations funky, country languide, pop sucrée-salée – , Shivaree court le risque de la dispersion et l’ensemble manque parfois de consistance pour rendre l’ensemble suffisamment mémorable. Ainsi, par exemple, Bossa nova et Daring lousy guy se suivent sans vraiment se distinguer tandis que, plus loin, Oh, no donne envie de renchérir : « Eh non ! ». Il serait cependant bien sévère de passer sous silence les charmes réels de cet album. Le groupe se révèle particulièrement à l’aise dans le registre de la ballade, de la lente dérive rêveuse de Arlington girl, qu’on rêverait entendre dans un épisode de Twin Peaks, à la torpeur sensuelle de I don’t care, quelque part entre le premier LP des Cowboy Junkies et les premiers Tom Waits. Sur ces morceaux, Ambrosia Parsley passe avec bonheur du susurrement vénéneux à la vulnérabilité délicate et évolue gracieusement au milieu des tapis de claviers et des traits de guitare de ses acolytes. La tendre ritournelle Arrivederci qui clôt l’album nous serrera aussi gentiment le cœur. Et puis, bien sûr, il y a Goodnight moon, chef-d’œuvre presque trop beau pour être vrai tant il rapetisse tout le reste autour de lui de sa grandeur. Chanson de film noir, paranoïaque et frémissante, dont la perfection suinte de chaque détail : l’à-propos des chœurs, la ligne de basse chaloupée et son entrée en scène en escalier, les nappes de synthé vaporeuses, l’élégance moirée de la guitare. Le chant d’Ambrosia Parsley mérite lui aussi son lot de superlatifs, impressionnant alliage de maîtrise et d’abandon, passant du chuchotement à la supplique en un tour de mains. Ce n’est pas donné à tout le monde de composer un morceau comme celui-là, et rien que pour ça, Shivaree laissera une trace dans nos mémoires de mélomanes.
I’m never talking to you again / I’ll go join the marines / And then I will peacefully sail away with some safe magazines
Bossa nova
D’autres que moi ont su – ce n’était guère difficile – distinguer en Goodnight moon un titre à part, et le morceau s’est depuis longtemps émancipé de cet album. Tarantino notamment en fera le générique de fin de Kill Bill 2. Le groupe poursuivra son aventure durant les années 2000, avec par exemple son Rough dreams de 2002 que j’avoue avoir oublié. L’éclat de cet adieu à la lune reste, lui, immaculé.