Mes amours francophones : 110-101
110. Mendelson Pinto (2000)
Il y a déjà plus de vingt ans que Pascal Bouaziz s’est imposé en franc-tireur de la musique d’ici, figure majeure et marginale à la fois. Cette figure, je ne l’ai pas croisée si souvent, et j’avoue n’avoir suivi qu’en pointillés la discographie du bonhomme – entre Mendelson, ses aventures solo ou maintenant Bruit Noir. Il faut dire que cette musique se prête peu aux écoutes distraites ou à une utilisation en fonds sonore pour tapisser l’ambiance des soirées festives. Cette musique est pourtant restée là, guettant derrière la porte, avec sa gravité et ses fulgurances, sa radicalité et sa fragilité parfois proprement désarmante. Sur ce Quelque part confirmant les promesses d’un premier album paru trois ans plus tôt, Pinto donne à entendre un Pascal Bouaziz portraitiste fin et implacable, s’appuyant sur quelques accords fatigués tirés d’une guitare électrique taillée dans la nuit et sur une rythmique au goût de cendre froide. Avec très peu d’effets, la chanson finit par atteindre une profondeur et une ampleur peu communes, mettant l’auditeur véritablement au pied du mur, confronté à l’immensité de ses impasses : « Y a sûrement quelque chose de mieux c’est vrai / Mais je ne sais pas ce que c’est ».
- Pinto
- Et aussi : Monsieur
- Bonus : entretien au long cours avec Pascal Bouaziz publié en 2013 sur le site Parlhot
109. Bertrand Belin Entre les ifs (2015)
Qui aura remonté ce classement depuis le début aura compris que j’aimais vraiment Bertrand Belin. Placé près de la fin de son avant-dernier album, Entre les ifs a pris peu à peu possession d’une partie de mon cerveau et figure sans doute jusqu’à maintenant ma chanson préférée du bonhomme, même si son dernier opus en date s’emploie à venir la challenger. Bertrand Belin trace progressivement, depuis une structure mélodique répétitive soutenue par un roulement de batterie régulier comme les vagues, une série de motifs débouchant sur une impressionnante ligne de fuite. Le morceau semble flotter entre ciel et terre pour y accomplir d’aériennes figures exécutées avec la souplesse des grands rapaces. Belin joue par ailleurs à merveille du contraste entre la limpidité des couleurs et l’apparente opacité des paroles, qui paraissent encore une fois réduites à une forme de précipité du monde alentour. Et quand les notes de synthé résonnent à la fin du morceau, on est certain d’avoir respiré la fraîcheur des résineux dans la clarté du printemps.
- Entre les ifs
- Et aussi : Choses nouvelles
- Bonus : Bertrand Belin, direct et entretien sur le site Diacritik le 29 novembre 2016 (par G. Bonnet)
108. Albin de la Simone Mes épaules (2013)
Longtemps précieux homme de l’ombre aux côtés de quelques fines plumes de la musique d’ici (Miossec, Alain Chamfort, JP Nataf entre autres), Albin de la Simone s’est affirmé au fil des albums commis en son nom un songwriter de haute volée. Sur son plus qu’estimable Un homme, le chanteur à particule ouvrait le bal avec cette splendide ballade condensant en à peine plus de trois minutes toute sa dextérité pop. Côté paroles, Mes épaules exprime en des mots simples et touchants tous les doutes susceptibles d’envahir les pensées d’un père quadragénaire, mêlant avec talent profondeur et délicatesse. Côté musique, le bonhomme construit autour d’une mélodie limpide à la guitare une cabane en cristal, où scintille un clavier sur rollers et des harmonies vocales d’une justesse exquise.
- Mes épaules
- Et aussi : Moi moi (en duo avec Emiliana Torrini)
- Bonus : accompagnant sachant accompagné, une superbe version live de Mes épaules avec JP Nataf et Mathieu Boogaerts
107. Catherine Ribeiro + Alpes Jusqu’à ce que la force de t’aimer me manque (1972)
Je ne jouerai pas au connaisseur tant ma découverte de la musique de Catherine Ribeiro et de son partenaire Patrice Moullet est récente. Je n’irai pas gloser sur la carrière d’une artiste dont je connais si peu mais comment ne pas être percuté par cette chanson hors normes, faisant souffler sur nos têtes et nos cœurs une tempête à décorner les bœufs. C’est bien sûr d’abord la voix de Ribeiro qui hypnotise, ce chant d’impératrice anarchiste où l’on croirait entendre Nico qui aurait avalé Catherine Ringer. Cette voix qui se tient debout au milieu de la chanson, fière et indomptée, tandis que les musiciens d’Alpes édifient autour d’elle une drôle de construction ascensionnelle, dont les volumes s’élèvent en spirales vers le ciel. Quand Ribeiro entonne des « la la la » obsédés et obsédants, la mélodie semble se diffracter et évoque alors presque certains motifs d’Ennio Morricone, par cette façon de faire voler autour de soi – et de l’auditeur ébahi – le vent et la poussière. Une grande bouffée de beauté sauvage.
- Jusqu’à ce que la force de t’aimer me manque
- Et aussi : Paix
- Bonus : très bel entretien paru sur Noisey Vice le 8 octobre 2018 : « Catherine Ribeiro, itinéraire d’une figure radicale de la chanson française »
106. Dick Annegarn Il pleut (1997)
Alors que le Il pleut de Brigitte Fontaine exsude une étrangeté inquiète (cf. supra), le Il pleut du grand escogriffe néerlandais dégage une euphorie jubilatoire et communicative. Sur une base folk-blues chère au sieur Annegarn, des cordes grandioses pleuvent de plus en plus fort sur la chanson, jusqu’à s’abattre en déluge sur une civilisation submergée. Fantaisiste et écolo, Il pleut est aussi un irrésistible hymne au dérèglement, et à l’art de trouver dans la beauté de la nature et du quotidien de quoi subvertir le cours trop bien réglé des choses. On reprendra toutes et tous en chœur : « Je suis content / Pom’ pom’ pom’ pompom pom’ pom pom » .
- Il pleut
- Et aussi : Bluesabelle
- Bonus : à l’occasion de la sortie de son nouvel album, 12 villes – 12 chansons, Dick Annegarn avait droit à un numéro entier de l’émission Une vie d’artiste sur France Culture le 8 septembre 2018
105. Renaud Mistral gagnant (1985)
J’ai un rapport contrarié avec Renaud. Comme Balavoine ou Goldman, ses chansons ont accompagné une partie de mon enfance, du moins jusqu’à ce que j’ai une chambre et du matériel d’écoute à moi. Ses disques faisaient partie de la bande-son de l’adolescence de ma plus grande sœur et ses poses de loubard sympa, son argot rigolo et ses bordées de gros mots lui conféraient une forme d’aura transgressive aux yeux de l’enfant que j’étais. J’ai grandi et Renaud est devenu au fil du temps un tout petit point dans mon paysage, ses airs rebelles m’ont paru frelatés et la médiocrité de ses productions ne suscitait au mieux chez moi qu’une indifférence polie. Mistral gagnant s’accrochait néanmoins plus fort à ma mémoire, et si je jouais le détachement à chaque écoute occasionnelle, ces notes de piano et cette nostalgie douce-amère semblaient toujours frôler du bout des notes quelques-unes de mes cordes sensibles. J’ai pris le temps de réécouter récemment avec mon bagage de quadragénaire un vieux best of de Renaud et sur cet ensemble trop souvent décevant (malgré de bons moments, soyons honnête), Mistral gagnant scintillait dix coudées au-dessus du reste, comme un instant de grâce inattendu que le bonhomme aurait su saisir au moment où il le vit passer. En écrivant ces mots, je m’aperçois tout juste que la chanson dure moins de trois minutes et je n’y avais jamais prêté attention, comme si elle demeurait suspendue hors du temps, moment unique de nostalgie, de tendresse, d’enfance et de beauté. Rien de mieux avant chez Renaud, rien de mieux depuis, juste cette ritournelle de piano sur un fil et l’horrible blessure de savoir que « le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants ».
- Mistral gagnant
- Et aussi : Les aventures de Gérard Lambert
- Bonus : la preuve que je suis conformiste, Mistral gagnant est la chanson préférée des Français
104. Jean Bart Tirer Birkin (1995)
Au fil d’une poignée d’albums parus en catimini entre 1993 et 1998, Jean Bart s’est taillé une place à part dans nos géographies intimes avant, « épuisé d’avoir affaire à l’économie du disque », de disparaître des radars pour aller vers d’autres expériences artistiques. On est toujours sans nouvelles de ce franc-tireur suisse qui pour le coup, mérite largement le qualificatif aujourd’hui trop dévoyé de « trésor caché ». Sur Tirer Birkin, Jean Bart dévoilait une facette plus légère de son art, affichant sous des atours grivois, une finesse et une subtilité rares. Tout ici est digne d’éloges et mériterait qu’on s’y attarde : cette ouverture cahotante et inoubliable (entre le banjo et la sonnette de vélo) ; ce motif de guitare d’une élégance insurpassable, tout de nonchalante élasticité ; le non-chant murmuré de Bart, sa diction précise et relâchée, ce texte comme un fantasme alangui, le souffle ample de l’accordéon… On n’ose plus espérer une réédition de ces disques sans collier évidemment quasiment introuvables aujourd’hui qu’on recommandera et chérira jusqu’au bout.
- Tirer Birkin
- Et aussi : Mensonge
- Bonus : en 2011, Jean Bart sortait de sa retraite musicale pour accorder un rare entretien à un autre de ses inconditionnels, le précieux Richard Robert sur le site L’oreille absolue.
103. Pierre Barouh La bicyclette (1977)
C’est bien évidemment Yves Montand qui, en 1968, rendit célèbre cette chanson écrite et composée par le duo doré Pierre Barouh – Francis Lai mais je préfère cette relecture enregistrée près de dix ans plus tard par le premier nommé. Quand la version de Montand dévale et cahote, évoquant à merveille l’effort chahuteur de jeunes cœurs désordonnés, la version de Barouh s’avance dans une sérénité placide, suggérant davantage une lente progression à la coule le long d’un chemin en sous-bois. La mélancolie de ce morceau, inspiré à Barouh par son enfance passée à la campagne loin du tumulte pendant la Deuxième Guerre Mondiale, ressort alors avec plus d’acuité mais une mélancolie jamais mordante, emplie au contraire d’une quiétude toute de pureté. Et paradoxalement, cette Bicyclette s’écoute allongé au bord de l’eau, à regarder cheminer les nuages, à regarder passer le temps.
- La bicyclette
- Et aussi : Le tennis
- Bonus : à l’occasion des 50 ans de son label Saravah, Pierre Barouh racontait pour Le Monde en 2016 comment il avait écrit La bicyclette
102. Les Rita Mitsouko Marcia Baïla (1984)
D’abord relégué en face B de l’obscur Restez avec moi, Marcia Baila, composé en hommage à l’ancienne professeure de danse de Catherine Ringer, fut poussée par des radios libres alors à leur zénith pour devenir un des tubes les plus improbables et marquants des années 1980. Composé dans son appartement sur un ordinateur fatigué par un duo improbable rassemblant un ex-taulard et une ancienne actrice porno, Marcia Baila et son histoire de danseuse inconnue morte d’un cancer n’avait a priori rien pour faire danser les Françaises et les Français dans les campings, les mariages et les discothèques. Et pourtant… Avec son accroche synthétique qui vient zinziner tout le long du morceau, le coffre et le charisme de Catherine Ringer et une inventivité faisant se caramboler mambo, disco et vocalises de chanteuse de cabaret, Marcia Baila soulève l’auditeur de terre et l’emporte dans sa frénésie de sabbat, pour conjurer la mort et la maladie dans l’abandon de la danse. Pour une fois, les originaux prenaient la une et c’était bien.
- Marcia Baila
- Et aussi : Alors c’est quoi ?
- Bonus : toujours parfaite, Rebecca Manzoni ne pouvait pas manquer de consacrer un Tubes & co à Marcia Baila le 9 février 2018
101. JP Nataf Ovale lune (2004)
Au début d’Ovale lune, on entend JP Nataf prendre une profonde inspiration, comme s’il avait besoin de tout son souffle avant d’entrer dans le merveilleux ondoiement de cette chanson. Guitare et piano s’entrelacent dans un ressac crépusculaire d’une beauté sidérante qui ne peut qu’engager à la rêverie. Rarement avait-on su capter avec autant de grâce le scintillement des reflets de la lune sur l’eau du soir, ce doux mouvement de balancier dont les subtiles variations font progressivement naître en nous de vertigineux abîmes. Chanson immense, précis d’émerveillement d’une délicatesse inouïe, Ovale lune démontre s’il en était encore besoin que la chanson d’ici tient en JP Nataf un de ses maîtres les plus brillants.
- Ovale lune
- Et aussi : Viens me le dire
- Bonus : JP Nataf se frottant sans avoir à rougir au Seems so long ago, Nancy de Leonard Cohen
2 réponses
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[…] déjà déclaré plus haut dans ce classement mon amour éternel pour la musique par trop confidentielle de Jean Bart. Lise représente […]