Mes années 2010 : 30-21
30. Destroyer Forces from above (2015)
« The evening progresses like a song » : il suffit de renverser les termes de cette fulgurance poétique tirée de cette chanson fabuleuse pour se former une idée de ce qui se trame ici. C’est bien la chanson qui progresse, qui avance comme tombe le soir et qui peu à peu se débonde pour laisser libre cours à un débordement instrumental sidérant. Tout du long, des percussions frénétiques s’occupent de porter l’ensemble à ébullition au point que cordes et cuivres finissent par se répandre en crue dans une coda frémissante et grandiose. Ivre et étoilé, « Forces from above » s’habille dans un somptueux morceau de nuit, pièce scintillante arrachée à l’infini. Du grand art, du grand Dan Bejar.
29. Paul Buchanan Buy a motor car (2012)
Je l’ai déjà écrit mais le miraculeux Mid-air du magnifique Écossais s’écoute d’une traite et s’écoule comme le lent déclin d’un jour suspendu. « Buy a motor car » figure cependant une sorte de climax, pic déchirant d’un disque unique, montée de sève à la dramaturgie modeste, rappelant le lyrisme précieux du Blue Nile tout en le tamisant. Les « Downtown lights » éclatantes autrefois chantées par le bonhomme se sont doucement éteintes et la mélancolie côtoie une forme de sérénité, le renoncement fraie avec l’apaisement. A peine trois minutes auront suffi pour nous faire monter les larmes aux yeux.
Paul Buchanan – Buy a motor car
28. Low Just make it stop (2013)
Avec son rythme qu’on pourrait quasiment qualifier d’endiablé à l’échelle d’un groupe ayant érigé la lenteur au rang des beaux-arts, « Just make it stop » constitue sans doute un des morceaux les plus accrocheurs composé par la formation de Duluth. La chanson se charge progressivement d’une folle intensité au fur et à mesure qu’elle progresse, piano, guitares, basse et batterie venant aviver le brasier sans flamme qui naît de la voix tremblée de Mimi Parker. « Just make it stop » génère une chaleur étouffante qui fait progressivement vibrer l’atmosphère alentour : les ampoules éclatent, les murs se fissurent, les vitres se brisent tandis que se mène ici une lutte sans merci contre la déraison et la tentation de l’abandon. Le tout pour protéger un trésor de douceur renfermé au fond de la chanson, douceur blessée que seule le chant qui s’élève semble préserver des tourments du monde.
27. Alvvays In undertow (2017)
Des ténèbres jaillit la lumière. Cet adage fondamental de la chose pop trouve sa parfaite illustration avec ce formidable titre d’ouverture du deuxième album des précieux Canadiens d’Alvvays, dont les morceaux étoilés constellent ce classement. Sur cette merveilleuse chanson de rupture amoureuse, le groupe déploie sa plus sidérante pyrotechnie pour faire déferler sur nos têtes un impressionnant tumulte de vagues lumineuses, comme s’il cherchait à noyer les regrets et l’amertume dans un tourbillon sonore. Les guitares irradiées aux accents shoegaze, les nappes de clavier virevoltantes et le chant haut perché – profond, douloureux et empathique à la fois – de Molly Rankin, transportent la chanson à des hauteurs vertigineuses, échouant au final l’auditeur sur le rivage, tout chamboulé par ce déluge d’émotions fortes.
26. Dominique A Le convoi (2012)
« Avec L’horizon, Dominique A avait déjà démontré son talent pour les chansons au long cours, ces morceaux dont les poumons se gonflent peu à peu d’un souffle épique qui emporte l’auditeur et le bouscule. Le convoi, sur le fantastique Vers les lueurs, se situe pleinement dans cette lignée toute d’intensité lyrique et pousse même le bouchon un peu plus loin, élève le niveau encore d’un cran. Inspiré à la fois par la chanson Les ombres du soir d’Hubert-Félix Thiéfaine et par le roman Le convoi de l’eau d’Akira Yoshimura, Le convoi avance et déploie son ruban épais neuf minutes durant. Neuf minutes d’un impressionnant crescendo, d’une poésie brute ouverte à toutes les interprétations, chacun pouvant voir dans ce convoi une métaphore de la vie, de l’amour, de la mort ou d’autres choses encore. Musicalement, le morceau progresse avec la compacité d’une coulée de boue, guitares, rythmique, cuivres et claviers marchant de concert, dans une lente procession baignée d’inéluctable. Et au-dessus du cortège trône le chant en majesté d’un Dominique A calme et souverain, véritablement au sommet de son art. » Texte publié originellement ici le 18 juillet 2019.
25. Arcade Fire We used to wait (2010)
We used to wait témoigne de toute la force expressive et de la formidable dynamique dramatique habitant le meilleur de la musique du groupe canadien. Placé sous haute tension dès l’incipit par l’obsédante pulsation d’une rythmique martelée au piano, le morceau se charge progressivement en électricité statique, rassemblant au-dessus de nos têtes un amas de nuages noirs menaçants. La chanson tend toute entière vers son relâchement terminal, cette pluie qui se déverse et vient nettoyer pour un temps la sueur perlant à nos fronts, nos impatiences et nos frustrations, nos souvenirs et nos regrets tourmentés. Le morceau révèle un groupe maître de ses effets mais ne se refusant aucun débordement, usant de son lyrisme comme d’une force motrice libératrice et faisant battre nos cœurs plus forts, concentrant le temps de cinq minutes ce que nos vies peuvent avoir (ou rêver) de plus intense.
24. Grizzly Bear Sky took hold (2017)
Sommet de leur brillantissime Painted ruins de 2017, Sky took hold est un morceau fabuleux et mystérieux, faisant advenir dans son atmosphère enfumée de fascinantes collisions, de spectaculaires accidents. La chanson alterne couplets à l’onirisme vaporeux et refrains tourmentés, saisis de brusques poussées de fièvre et traçant dans le ciel d’impressionnantes spirales aussi inquiétantes qu’attirantes. Comme de nombreux morceaux de Grizzly Bear, Sky took hold est une aventure introspective, un voyage intimiste dans les chemins labyrinthiques du cerveau et de l’âme, et cherchant vainement à toucher du doigt ce qui fait de nous ce que nous sommes. Cette identité apparaît alors comme une quête perpétuellement insatisfaite, un fantôme insaisissable tour à tour violent et rassurant.
23. Beyoncé All night (2016)
Pas besoin d’être un inconditionnel de l’imposante Beyoncé pour reconnaître en All night une chanson supérieure, de celle qui vous font courber l’échine et venir la larme à l’œil. Entre reggae, gospel, soul et pop orchestrale, All night dresse derrière le chant en majesté de Miss Knowles un paysage musical luxuriant, multipliant les gimmicks et les accroches : là un trait de guitare fouettée; ici une ligne de basse frémissante; plus loin une explosion orchestrale qui emporte le tout sur la vague qu’elle soulève; encore après, une giclée de cuivres reprise d’un morceau d’OutKast. Chanson de désir et de pardon, dans laquelle Beyoncé semble balayer de sa superbe les petites infidélités de son Jay-Z de mari, All night est surtout un prodigieux chant d’amour, qui monte haut et va chercher en vous ce que vous pouvez donner de meilleur. On ne peut que lui en être reconnaissant.
22. Arcade Fire Porno (2013)
Arcade Fire encore… et ce n’est pas fini, autant l’annoncer tout de suite. Sommet de l’album Reflektor, Porno évoque une fascinante errance noctambule, la traversée hypnotique d’un labyrinthe de glaces et de néons. Avec un James Murphy toujours impeccable aux manettes, le morceau se fait tour à tour caressant et menaçant, inquiétant et scintillant, dansant au ralenti sur une piste désertée, réduite aux dimensions d’une boîte crânienne. Win Butler est absolument parfait dans son interprétation, bien plus en retenue que souvent sur cette histoire troublée aux relents voyeuristes. La chanson semble peu à peu acquérir une vie autonome, se construisant en même temps qu’elle progresse lentement vers une forme d’apothéose, le temps d’une dernière minute en suspension, riche en grands frissons.
21. Beach House Walk in the park (2010)
Beach House encore… et ce n’est pas fini, autant l’annoncer tout de suite. Au fil de mes innombrables écoutes de cet inépuisable Teen dream, Walk in the park s’est imposée comme une sorte d’absolu de l’art délicat du duo de Baltimore, un sommet vibrant doté d’un potentiel capillo-érectile infini . Avec cette chanson immense, le groupe se place sur une ligne de crête fragile (mais tenue) où se rencontrent la puissance et la beauté. Walk in the park, c’est l’émerveillement et la douleur qu’il provoque : émerveillement devant la magnificence et la peine, les grandes espérances et les blessures profondes, les paysages enneigés et les fièvres du désir. Comme Porno, Walk in the park semble elle aussi s’inventer au fur et à mesure qu’elle se déploie, et comme Porno, elle semble elle aussi vouloir ne jamais s’arrêter, prolongeant le plaisir dans un final éclatant, hallucinant mariage de la neige et du feu.