Mes années 2010 : 130-121
130. Radiohead Present tense (2016)
Après plusieurs années de silence, le groupe le plus important du début de ce siècle revenait en 2016 avec son meilleur album depuis près de quinze ans, ce A moon shaped pool humble et intimiste. Present tense revêt les atours d’une bossa-nova brumeuse et enneigée, sur laquelle Radiohead affirme une fois de plus le primat de la beauté face au chaos du monde. Jonny Greenwood tresse une toile d’arpèges flottants qui tournoie autour du chant élégiaque de Thom Yorke, dédoublé par des harmonies chorales à mi-chemin entre l’angélique et le spectral. La chanson balance ainsi tout du long entre douceur et inquiétude, flamme qui paraît bien frêle au cœur de la tempête, mais qui pourtant continue de briller.
129. The Black Keys Too afraid to love you (2010)
On n’aura de cesse de le répéter : Brothers demeure à ce jour le meilleur album du duo d’Akron. Too afraid to love you donne à voir le groupe dans un registre dramatique comme jamais, embarquant l’auditeur dans une lente dérive tourmentée. Avec sa basse en reptation et son motif de clavier obsédant et inquiétant, le morceau se tord et tourne en rond, sous l’effet de la douleur et du manque, qui prennent au ventre et se cognent incessamment contre les parois de la boîte crânienne. Too afraid to love you suinte l’insomnie et la solitude, l’alcool et la nicotine froide et se projette en noir et blanc sur l’écran bleu de nos nuits.
The Black Keys – Too afraid to love you
128. The Divine Comedy Assume the perpendicular (2010)
Énième expression du génie fantasque et si précieux de Neil Hannon, Assume the perpendicular est devenu au fil des ans un de mes petits chouchous parmi un répertoire pourtant serti de mille diamants. Comme toujours (ou presque) chez l’Irlandais, la chanson mobilise une instrumentation d’une infinie richesse, dans laquelle cordes, cuivres, piano et un banjo miraculeux se fondent pour ériger une architecture baroque grandiose. L’architecture est d’ailleurs le sujet principal de la chanson, qui met en scène un narrateur fantasmant une existence plus éminente en contemplant les formes majestueuses des constructions de style georgien. Hannon déploie sa capacité inestimable pour trousser personnages et situations, avec sa diction mêlant à merveille préciosité et tendre ironie et délivre encore une fois la preuve qu’il est bien une des plus fines plumes de la pop d’aujourd’hui.
The Divine Comedy – Assume the perpendicular
127. Destroyer Times Square (2015)
Poison season de Destroyer figure sans conteste un de mes disques de chevet de la dernière décennie. Times Square donne à entendre le versant le plus brillamment pop de Dan Bejar (l’homme-orchestre derrière Destroyer) le temps d’une ode cinématographique ô possible à New York. On pense à Joni Mitchell pour l’élégance et la fluidité des arrangements et on cède devant le charme décontracté de la voix traînarde de Dan Bejar. Times Square scintille comme le soleil du printemps et Destroyer semble se laisser griser par sa propre euphorie, tant les instruments finissent par déborder peu à peu du cours de la chanson. Un saxophone et une guitare électrique s’entraînent mutuellement vers d’enivrants vertiges ascensionnels et l’auditeur termine joliment soufflé par cette troublante effervescence. A consommer sans modération.
126. Broken Bells Vaporize (2010)
Brian Burton alias Danger Mouse et James Mercer, tête de gondole des précieux Shins, mettaient leur talent en commun au début de la décennie sous le nom de Broken Bells et offraient un premier opus ma foi fort réussi. Sur ce disque éponyme figure ce drôle de morceau de pop mutante, d’une efficacité redoutable qui pourrait s’assimiler à l’équivalent musical d’un tour d’auto-tamponneuse réalisé l’humeur inquiète. La grande réussite de la chanson tient dans son ouverture, quand un riff de guitare acoustique se retrouve projeté sous les néons de la fête foraine, un tapis de clavier sur coussin d’air propulsant la chanson sur la piste électrique. L’euphorie du morceau balance avec l’angoisse qui imprègne les paroles, tout entières baignées dans la crainte de voir la sclérose l’emporter sur le mouvement de la vie.
125. Grimes Oblivion (2012)
J’avoue être à peu près totalement passé à côté de la musique de Grimes au cours des dernières années, n’ayant daigné qu’assez récemment jeter une oreille sur les compositions de la Canadienne. Et pour l’anecdote, je n’ai appris que tout dernièrement que la jeune femme partageait la vie de l’entrepreneur mégalo Elon Musk. Cette faible proximité avec l’univers artistique de la dame ne m’aura pas empêché de reconnaître, et ce dès la première écoute, l’attrait imparable de cet Oblivion que d’autres que moi auront porté aux nues. Avec sa ligne de basse butée et son gimmick mélodique crampon, Oblivion fait figure de bande-son toute trouvée pour l’époque, entre paranoïa et futurisme, prise de parole féminine (il est question d’une agression) et projection inquiète vers un avenir brouillé, envie d’avancer et besoin de pleurer. Cette façon de résonner avec son temps fait d’Oblivion une chanson à côté de laquelle on ne saurait passer et un hymne pop à l’efficacité diabolique.
124. Feist I wish I didn’t miss you (2017)
Sur ce disque anguleux et imposant qu’est Pleasure, l’immense Canadienne plaçait cette stupéfiante ballade sublime de gravité nue. Avec si peu de choses (une guitare acoustique émaciée, une touche de fuzz, quelques effets sur la voix), Feist accomplit beaucoup. Chanson d’amour perdu, I wish I didn’t miss you se situe quelque part après la crise, quand la rage et les larmes ont cessé de couler et que seul un tapis de cendres froides recouvre le paysage. Et au milieu de ces terres désolées trône une reine à la beauté sans égale. On la retrouvera plus haut.
Feist – I wish I didn’t miss you
123. Villagers Pieces (2010)
S’il est acquis que les Villagers atteignirent leur sommet quelques années plus tard sur l’album Darling arithmetic, le premier album du groupe révélait déjà les immenses talents de Conor O’Brien. Sur ce grandiose Pieces, l’Irlandais se frotte au lyrisme écorché du grand Roy Orbison et relève la gageure de se montrer digne d’un modèle aussi haut perché. Avec une sincérité désarmante, O’Brien raconte sa résilience ou comment il a su peu à peu s’apprivoiser, sans rien masquer de ses fêlures mais sans rien exhiber pour autant. Construite comme un lent crescendo, Pieces finit par laisser libre cours à tout ce qui l’habite, ces sanglots trop longtemps retenus et cette fierté de s’affirmer enfin. Les cordes se mêlent à des guitares rougies tandis que la voix d’O’Brien se fait hurlement de loup, célébrant quelque chose d’une renaissance par la grâce d’un ensauvagement. Bouleversant.
122. Fleet Foxes Grown ocean (2011)
Avec Grown ocean, les Fleet Foxes démontrent eux aussi les vertus du lyrisme inspiré. Placé en toute fin de l’album Helplessness blues, Grown ocean est une chanson réellement débordante, le récit d’un rêve impétueux, au travers duquel Robin Pecknold semble avoir saisi tout à la fois les beautés et les douleurs du monde. Il y a quelque chose de transfigurant dans la splendeur vibrante de cette chanson, une aura mystique, vaguement païenne, qui émane de cette musique au cœur de laquelle résonne, derrière un groupe à l’unisson, la solitude déchirante d’une voix unique.
121. Mac DeMarco Chamber of reflection (2014)
Le type le plus cool de l’indie-rock made in 2010s a su semer, au gré de son parcours de branleur attachant (et parfois agaçant), de vraies pépites à la beauté naïve, au romantisme désarmant. Chamber of reflection constitue sans doute l’acmé de ce savoir-faire précieux, slow rêveur et mélancolique, doux et paresseux. Avec son motif de clavier irrésistiblement entêtant, Chamber of reflection nous enveloppe dans un lacis enfumé et nous invite à un arrêt introspectif dans ce “cabinet de réflexion” intime, concept tiré de la franc-maçonnerie et qui désigne le lieu où se déroule une partie du processus d’initiation. Chamber of reflection est une chanson pour faire le point, se retrouver seul avec soi-même, face à sa solitude, loin des excentricités loufoques et du regard des autres. Un vrai temps suspendu.
1 réponse
[…] 130-121 […]