Mes amours francophones : 20-11
20. Daniel Darc Psaume 23 (2004)
Bouleversant bouquet final du génial Crèvecœur, Psaume 23 célèbre l’alliance de deux formes de texte sacré aux yeux de Daniel Darc, la Bible et le Berlin de Lou Reed. En reprenant la boucle inoubliable qui ouvre l’intouchable Sad song du géant new-yorkais, Darc et son complice Frédéric Lo ponctuaient d’un ultime trait de génie ce disque de la rédemption d’une terrassante beauté. Toute de gravité fragile et magnifique, Psaume 23 donne à voir le spectacle d’un homme qui enfin se relève et semble avoir atteint une forme de sagesse aucunement pontifiante, d’une implacable simplicité. Jamais aura-t-on entendu comme ici ces vers dans toute leur profonde clarté, rarement aura-t-on entendu quelqu’un exprimer une telle humilité sereine. C’est sans doute dans cet abandon que se loge la foi.
- Psaume 23
- Et aussi : Rouge rose
- Bonus : entretien daté de 2007 avec Daniel Darc, paru sur l’excellent – et malheureusement plus actif – site Parlhot
19. Jacques Brel Orly (1977)
Je vous préviens de suite, vous n’avez pas fini de retrouver Jacques Brel dans les dernières marches de ce classement, avec une place de choix faite aux morceaux de son incroyable coup de maître terminal, ce dernier album qui fût tout à la fois celui du retour et celui des adieux. Les adieux, justement, sont bien la grande et déchirante affaire d’Orly, poignant tableau d’un couple qui se sépare dans le hall du fameux aéroport. Par la conjonction unique de son art de la description et de l’interprétation, Brel – et le narrateur de la chanson – met en branle sous nos yeux une chorégraphie percluse de douleur tragique, à la matérialité pesante et bouleversante. Le morceau prend une dimension encore plus saisissante quand on sait que Brel faisait de cette séparation une métaphore de sa propre mort qui advenait, l’amour agonisant du couple figurant sa propre agonie. Seuls les cœurs de pierre n’auront jamais versé une larme en écoutant Orly.
- Orly
- Et aussi : La chanson des vieux amants
- Bonus : « Orly, les adieux de Jacques Brel à la vie », RTBF, 30 novembre 2017
18. Jean Bart Lise (1995)
J’ai déjà déclaré plus haut dans ce classement mon amour éternel pour la musique par trop confidentielle de Jean Bart. Lise représente peut-être la quintessence de l’art subtil et délicat de l’Helvète. Empruntant, voleur de bon goût, à François Truffaut comme à Choderlos de Laclos, Jean Bart signe ici à mes yeux une forme d’absolu de la chanson de rupture amoureuse, un des exemples les plus poignants d’un genre archi-rebattu. Sans cri et sans pathos, par la grâce de quelques arpèges et d’un violoncelle grave et doux, Lise recèle des fêlures profondes comme des gouffres. Le chant murmuré de Jean Bart semble tout du long gonflé de sanglots et dessine les contours d’un paysage de cendre froide. Rarement aura-t-on entendu sourdre ainsi des tombereaux d’amertume que dans cette chanson immense, à l’implacable beauté froide.
- Lise
- Et aussi : Satie-sfaction
- Bonus : pas facile de trouver trace du fantôme Jean Bart sur la toile, on se reportera donc à cet article du journal suisse Le Temps paru en 2008 à l’occasion de deux concerts donnés alors à Vevey
17. Diabologum Il faut (1996)
Sur ce disque en forme de cocktail Molotov que demeure #3, les Toulousains de Diabologum (Michel Cloup et Arnaud Michniak) allumaient avec Il faut un incandescent feu de joie qui n’a rien perdu vingt-trois ans après de sa flamboyance révoltée. Politique et poétique, le morceau balance un flow rageur sur un tapis de guitares en fusion, faisant entrer en collision Sebadoh et Public Enemy, Nirvana et le Wu Tang Clan sous le patronage de Guy Debord. Ce background leur vaudra d’être souvent qualifiés de prétentieux mais il faudrait être sourd pour passer à côté d’un morceau de rock d’une telle dimension, coupant et abrasif, follement stylé et follement intense. Électrique et électrisant, Il faut aurait pu constituer une sorte d’hymne nihiliste, passant son époque au lance-flamme pour le plaisir de voir ce qui restera debout après l’incendie. La chanson – comme l’album – demeure une référence fondamentale et fondatrice pour un rock français qui n’a jamais plus brûlé aussi fort. Plus anecdotique peut-être (ou pas), Il faut aligne sans doute l’incipit le plus percutant qu’on connaisse : “Bonjour je m’appelle… / J’habite à Saint-Étienne, je marque des buts, je lance des boules de neige” : qui dit mieux ?
- Il faut
- Et aussi : De la neige en été
- Bonus : le 19 janvier 2015, à l’occasion de la réédition de #3, Michel Cloup et Denis Degioanni étaient reçus dans le studio de la regrettée Label Pop de Vincent Théval sur France Musique
16. Serge Gainsbourg Valse de Melody (1971)
Chef-d’œuvre fantasmatique résolument hors du monde, condensé d’onirisme douloureux et de folie amoureuse, l’Histoire de Melody Nelson aurait quasiment pu figurer dans ce classement dans son intégralité, tant il apparaît difficile de séparer les pièces de ce prodigieux assemblage. Mais puisque l’exercice me l’impose, j’avouerai que la Valse de Melody scintille pour moi d’un éclat particulier. En une minute trente, Gainsbourg et Jean-Claude Vannier construisent une chanson qui affiche la beauté cruelle d’une apparition. Rêve éveillé d’une insondable tristesse, taillé dans les vertigineux arrangements de cordes de Jean-Claude Vannier, la Valse de Melody fait tituber le monde dans l’ivresse de sa mélancolie. Et Gainsbourg apparaît émouvant comme jamais, réduit à la portion congrue sous le poids des sentiments qui le hantent.
- Valse de Melody
- Et aussi : La noyée
- Bonus : l’histoire de L’histoire de Melody Nelson racontée par le grand Christophe Conte dans les Inrocks le 13/02/2001
15. Dominique A Va t’en (1992)
Si Jean Bart trempait sa lettre de rupture dans un bain d’amertume, Dominique A imbibait chaque mot de cet impressionnant morceau extrait de sa fondamentale Fossette dans l’acide et le fiel. Foin des bons sentiments dégoulinants de l’ordinaire de la chanson d’ici, Dominique A, sur des airs de rumba bricolée, tranche dans le vif et ne laisse après la séparation qu’il dépeint ici aucun espoir de réconciliation. Va t’en est une chanson d’anti-romance, qui dresse avec une impressionnante dureté le constat de la fin d’une histoire. Plus que Le courage des oiseaux, c’est bien ce morceau époustouflant de rage à peine contenue – qui affleure sous chaque note d’un solo de guitare déglingué et sous ce chant murmuré comme une menace – qui me renversa le plus à l’écoute de La fossette, et c’est bien celui-là qui demeure encore aujourd’hui un sommet de violence froide auquel je ne me frotte jamais à la légère.
- Va t’en
- Et aussi : Surestimé
- Bonus : “Dominique A : “La fossette a lancé ma seconde vie”, Libération, 6 janvier 2012
14. Christophe On achève bien les autos (2001)
Sur ce merveilleux chef-d’œuvre que constitue Comm’ si la terre penchait, On achève bien les autos est le morceau qui m’a définitivement fait prendre conscience que le sieur Bevilacqua n’habitait pas la même planète que nous, le commun des mortels. Christophe déploie ici tout son art de metteur en scène et de metteur en sons, et livre une chanson proprement fabuleuse, qu’on rêve en bande originale idéale de l’extraordinaire Crash de David Cronenberg. Sous ces nappes synthétiques, cette pulsation inquiète et sensuelle et ces boucles brumeuses de guitare, Christophe nous invite à une dérive fantasmatique, carambolage orgasmique d’une beauté sidérante. On retient son souffle tout du long, traversé d’éclats lumineux et de ce parfum d’essence évaporée auquel se mêlent des effluves de cuir et de peau. Cinq minutes arrachées à la laideur du monde par un maître-sculpteur de la matière sonore.
- On achève bien les autos
- Et aussi : Les paradis perdus
- Bonus : formidable entretien au long cours en deux parties par Olivier Richard pour Brain Magazine les 29 et 30 novembre 2012
13. Dominique A Le convoi (2012)
Avec L’horizon (cf. supra), Dominique A avait déjà démontré son talent pour les chansons au long cours, ces morceaux dont les poumons se gonflent peu à peu d’un souffle épique qui emporte l’auditeur et le bouscule. Le convoi, sur le fantastique Vers les lueurs, se situe pleinement dans cette lignée toute d’intensité lyrique et pousse même le bouchon un peu plus loin, élève le niveau encore d’un cran. Inspiré à la fois par la chanson Les ombres du soir d’Hubert-Félix Thiéfaine et par le roman Le convoi de l’eau d’Akira Yoshimura, Le convoi avance et déploie son ruban épais neuf minutes durant. Neuf minutes d’un impressionnant crescendo, d’une poésie brute ouverte à toutes les interprétations, chacun pouvant voir dans ce convoi une métaphore de la vie, de l’amour, de la mort ou d’autres choses encore. Musicalement, le morceau progresse avec la compacité d’une coulée de boue, guitares, rythmique, cuivres et claviers marchant de concert, dans une lente procession baignée d’inéluctable. Et au-dessus du cortège trône le chant en majesté d’un Dominique A calme et souverain, véritablement au sommet de son art.
- Le convoi
- Et aussi : L’océan
- Bonus : Gilles Bonnet, “Dans les brancards du texte : entretien avec Dominique A”, extrait de l’ouvrage La chanson populittéraire, Kimé, 2013
12. Serge Gainsbourg La Javanaise (1963)
Née d’une soirée de connivence et d’amitié entre Gainsbourg et Juliette Gréco, La Javanaise n’est sans doute pas la chanson la plus impressionnante du grand Serge mais elle constitue à coup sûr une de ses plus touchantes. Deux minutes trente durant, Gainsbourg nous donne à admirer une chanson glissant dans l’air avec la grâce d’une patineuse artistique, exécutant d’aériennes figures avec une fluidité affolante. Tout respire une douce mélancolie, tout exsude une suprême légèreté : la suavité des chœurs, les cordes aux ailes de papillon, le texte aux virevoltantes allitérations. En outre, La Javanaise rappelle que Gainsbourg pouvait être aussi un formidable interprète, posant ici sur sa chanson sa voix avec une délicatesse exquise, d’une sublime élégance. Classieuse comme pas deux, La Javanaise brille de mille feux.
- La Javanaise
- Et aussi : La chanson de Prévert
- Bonus : “Cette nuit entre Gainsbourg et Gréco qui vit naître La Javanaise“ par Noémie Halioua, Le Figaro, 11 décembre 2015
11. Jacques Brel Les Marquises (1977)
Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’un homme n’ayant cessé de fuir le repos ait pu composer une pareille ode à l’immobilité. Il est bien certain cependant que, si le paysage impose sa splendeur étale et lointaine, le cœur et le cerveau vibrent ici comme jamais. Sur des arrangements à couper le souffle de François Rauber, qui viennent littéralement enflammer le ciel de la chanson et faire voltiger sous nos yeux une palette de couleurs proprement inouïe, Brel livre un texte phénoménal, chef-d’œuvre de poésie descriptive sans grand équivalent dans la chanson d’ici et déclaration d’amour ébahie à un ailleurs inattendu. Dernière chanson du dernier album de Brel, Les Marquises est l’un des plus poignants point final d’une discographie que je connaisse – avec Decades de Joy Division dans un autre genre – et me laisse à chaque fois véritablement sans voix, émerveillé et écrasé par son insolente beauté. Comment peut-on faire ça ?
- Les Marquises
- Et aussi : Jaurès
- Bonus : Les Marquises, ultime escale de Jacques Brel, documentaire d’Arte découverte revenant sur la découverte de ces îles où Brel passera les dernières années de sa vie
2 réponses
[…] 20-11 […]
[…] « Avec L’horizon, Dominique A avait déjà démontré son talent pour les chansons au long cours, ces morceaux dont les poumons se gonflent peu à peu d’un souffle épique qui emporte l’auditeur et le bouscule. Le convoi, sur le fantastique Vers les lueurs, se situe pleinement dans cette lignée toute d’intensité lyrique et pousse même le bouchon un peu plus loin, élève le niveau encore d’un cran. Inspiré à la fois par la chanson Les ombres du soir d’Hubert-Félix Thiéfaine et par le roman Le convoi de l’eau d’Akira Yoshimura, Le convoi avance et déploie son ruban épais neuf minutes durant. Neuf minutes d’un impressionnant crescendo, d’une poésie brute ouverte à toutes les interprétations, chacun pouvant voir dans ce convoi une métaphore de la vie, de l’amour, de la mort ou d’autres choses encore. Musicalement, le morceau progresse avec la compacité d’une coulée de boue, guitares, rythmique, cuivres et claviers marchant de concert, dans une lente procession baignée d’inéluctable. Et au-dessus du cortège trône le chant en majesté d’un Dominique A calme et souverain, véritablement au sommet de son art. » Texte publié originellement ici le 18 juillet 2019. […]