Mes années 2010 : 110-101
110. Erlend Øye La prima estate (2013)
Alors que les Kings of Convenience seront restés en dormance la décennie durant (et toujours rien à l’horizon), Erlend Øye s’est manifesté de loin en loin, seul ou avec un de ses projets parallèles, au fil de ses pérégrinations de globe-trotter. Au gré de ses voyages, le grand Norvégien s’est posé quelque temps du côté de la Sicile d’où il nous expédia cette carte postale roborative qu’on relit toujours très régulièrement avec un plaisir fou. Merveille de chanson estivale, La prima estate vous donnera envie de vous servir un cocktail bleuté que vous siroterez en vous trémoussant, de prendre votre amoureux-se par la main pour l’emmener guincher, de repeindre votre salon en jaune orangé ou que sais-je encore. Avec sa flûte fofolle et sa mélodie crampon, La prima estate file comme un soir d’été, à la beauté éphémère et inoubliable. Ce type vaut de l’or.
109. Best Coast Why I cry (2012)
Peut-être par amour pour les outsiders, j’avoue garder une place au chaud dans mon petit cœur pour quelques-unes des chansons du deuxième album de ce duo californien. J’aime aussi beaucoup le premier album du groupe, Crazy for you, paru deux ans plus tôt mais c’est bien sur ce The only place que se trouvent deux ou trois bonbons au poivre qui m’amèneraient presque la larme à l’œil. Sur Why I cry, le chant de Cosentino semble charrier son lot d’idées noires, s’éraillant au détour d’un couplet ou d’un pré-refrain pour laisser filtrer une rage et une amertume peu en accord avec la brillance des mélodies déroulées par la guitare de Bobb Bruno. Le pop-punk de Crazy for you se transforme en pop-rock nerveux évoquant aussi bien les cascades d’arpèges de R.E.M. comme les sommets « californiens » du Celebrity skin de Hole. Surtout, la chanson exprime à merveille la colère sourde née du sentiment d’être incompris, révélant en Cosentino une interprète brillante et sous-estimée qu’on retrouvera d’ailleurs quelques marches plus haut.
108. Willis Earl Beal Burning bridges (2013)
Sans doute le titre le plus intense figurant sur Nobody knows, l’inégal deuxième album de cette drôle de figure qu’est Willis Earl Beal, Burning bridges captive en jouant la carte de la répétition. Sur une trame rythmique hypnotique, ce morceau obsessif progresse en rampant escorté de tintinnabulements menaçants et de chœurs fantasmagoriques. Willis Earl Beal incarne une sorte de prêcheur possédé, administrant son sermon hanté du fin fond d’un marais ou d’une ruelle sombre et habite ici à merveille son rôle d’outsider excentrique, quelque part entre Tom Waits et un chanteur de gospel cabossé.
Willis Earl Beal – Burning bridges
107. Cat Power In your face (2018)
Après plusieurs années de silence, la grande Chan Marshall – aka Cat Power – revenait en grâce avec le superbe Wanderer sur lequel scintillait particulièrement ce titre crépusculaire et engagé. Devant un arrière-plan de percussions subtiles, In your face avance comme à la lueur de la bougie, dévoilant comme dans un théâtre d’ombres les noirceurs de la bonne conscience américaine. Un piano étique ressasse quelques accords dépouillés et pose l’ambiance, grave et vaguement inquiétante, tandis que le chant de Chan Marshall adopte une retenue accusatrice, comme si le chuchotement valait mieux que l’éclat pour dire la dureté du monde.
106. Dominique A Ce geste absent (2012)
Note originellement rédigée le 6 avril 2019 : « Plus le temps passe et plus je tends à considérer Vers les lueurs comme le meilleur album de Dominique A mais j’y reviendrai sans doute un jour plus en longueur. Ce geste absent, antépénultième piste de l’album, débute sans palier par cette phrase jetée comme dans un souffle : « Quand elle est arrivée… ». Le morceau se déploie ensuite comme un slow, avec ce balancement tendre, balancement qui souligne d’autant mieux le gouffre qui s’est ouvert sous les pieds du narrateur, dont le monde semble avoir basculé « à cause d’un moment » et qui semble tourner, interdit, sur le tempo lent de cette chanson. Comme partout sur Vers les lueurs, Dominique A chante merveilleusement bien et livre ici un de ses plus beaux textes, dont nombre de vers me hantent depuis la première écoute : « Nous nous sommes tout permis / Nous nous sommes lâchés / Nous avons ri de voir la nuit nous chasser / De l’entendre courir après nous, essoufflée / Mais un instant ton rire / A dérapé j’ai vu ta peine / J’ai continué à rire quand même / Et je t’ai perdue sur-le-champ ». Ou comment saisir l’instantané d’une vie qui se brise… »
105. Alabama Shakes Don’t wanna fight (2015)
Sans doute un des groupes les plus énergisants apparue durant la décennie écoulée, ce quatuor originaire… d’Alabama aura provoqué de bien roboratives décharges dans nos échines par la grâce de deux premiers albums brûlants. Don’t wanna fight donne à voir le groupe au sommet de son incandescence. Alors que les paroles expriment une forme de découragement, tout dans la musique témoigne d’une ardeur combative diablement persistante. L’intro du morceau s’avère particulièrement réussie, avec ce riff funky de guitare rythmique sec et farouche, l’élégance brutale et majestueuse du combo guitares/batterie et surtout, l’entrée en scène exceptionnelle d’une Brittany Howard XXL avec un hurlement rauque et viscéral propulsé avec la force vive d’un geyser blessé. On n’oubliera pas non plus de mentionner la qualité sidérante du son, vibrant et organique comme rarement, le tout faisant de Don’t wanna fight un immense morceau de rock métissé, mêlant soul, funk, gospel, rock et blues dans son chaudron fumant.
Alabama Shakes – Don’t wanna fight
104. Laura Veirs White cherry (2013)
La musique de Laura Veirs est de celles qui savent se révéler puissamment captivantes, combinant la grâce d’une voix à la fois profonde et pure à une façon bien à elle de se réapproprier les traditions folk-rock américaines. Loin des approches compassées, Laura Veirs a toujours su insuffler diverses influences à son Americana et ce sont ici des relents de free-jazz qui viennent conférer son charme envoûtant à ce sublime morceau. Placé en toute fin de l’album Warp & weft, White cherry s’écoule comme une rivière enchantée et mystérieuse, traversant des terres brumeuses et féériques, magnifiques et menaçantes. Et, au milieu des claviers voltigeurs, d’un saxophone noctambule et d’une harpe irisée s’élève le chant de Laura Veirs, tout de majesté fragile et de sagesse incertaine.
103. Hubert-Félix Thiéfaine Les ombres du soir (2011)
C’est par la grâce de Dominique A que j’en suis venu à aller me perdre dans ce fantastique morceau du vétéran franc-comtois, Dominique A qui avouait avoir trouvé dans cette impressionnante épopée l’inspiration pour son immense Convoi (qu’on retrouvera plus haut). J’avoue ne pas avoir suivi de près la discographie de l’inclassable Thiéfaine depuis mes années d’étudiant. J’ai sans doute eu tort tant cette chanson ne cesse de me fasciner par son ampleur imposante, sa façon de grandir tout en avançant et de s’enfler sans jamais s’alourdir, le temps de neuf minutes qu’on trouve presque trop courtes. La chanson évoque la figure mythique de la vouivre et le roman du même nom de Marcel Aymé au travers d’un texte à la poésie débridée, qui semble se déverser sur nous en même temps que la musique qui l’accompagne et qui brille comme l’attrait du danger.
Hubert-Félix Thiéfaine – Les ombres du soir
102. Deerhunter Helicopter (2010)
Sans conteste un des grands albums de cette décennie, Halcyon digest sera dignement représenté dans ce classement tant il regorge de chansons marquantes à la beauté troublante. Basé sur le récit par l’écrivain Dennis Cooper de la vie tragique d’un certain Dmitri Makarov, mannequin et prostitué apparemment disparu violemment dans l’univers louche du crime organisé russe, Helicopter est un bijou neurasthénique d’où émane une solitude poignante. La chanson se déploie avec lenteur dans une ambiance amniotique, semblant exécuter au final un lavis gris pâle parsemé de touches de lumière. Un grand morceau empli de beauté maladive.
101. Tame Impala Let it happen (2015)
Si la musique du groupe de Kevin Parker a souvent du mal à m’emballer sur la longueur, je ne peux nier que l’Australien est capable de fulgurances remarquables. Entrée en matière magistrale de l’album Currents, ce Let it happen est un morceau redoutable, qui révèle à chaque écoute une profondeur de champ impressionnante. Avec son groove implacable et sa mélodie imparable, Let it happen vous convoquera d’abord sans sommation sur la piste de danse puis vous emportera dans une sorte de transe psychédélique, hymne douloureux à l’acceptation de soi, tentative brillante de créer de la beauté dans le chaos du monde. La deuxième partie du morceau s’élève en symphonie synthétique perchée sur un entrelacs de sonorités arc-en-ciel, étirant le plaisir sur près de huit minutes pailletées et diablement touchantes.
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