Au-dessus du volcan
Björk Debut (1993, Island)
A la sortie de l’album qui la révéla à la face du monde, il aurait été précipité de considérer Björk (Gudmunsdottir) comme une débutante sur la foi de ce titre trompeur. A 28 ans, l’Islandaise pouvait en effet déjà aligner un CV bien rempli. Vedette dans son pays dès l’âge de 11 ans avec un disque composé pour partie de reprises (des Beatles à Stevie Wonder…), Björk plongea tête la première dans la vague punk qui atteignit son île en participant à différents groupes (Tippi Tikarass, KUKL). A la fin des années 1980, elle devint la figure de proue des Sugarcubes, groupe indé qui réussit à placer l’Islande sur la carte du rock et décrocha son petit succès à l’international, notamment par la grâce du single Birthday. Le groupe ne pouvant lui offrir de territoire d’expression à sa mesure, Björk prit alors son indépendance pour laisser libre cours à ses envies.
Plusieurs ingrédients concourent à rendre ce Debut particulièrement remarquable. La voix bien sûr, signature inouïe d’une personnalité hors normes, sachant se faire tour à tour caressante et rugueuse, espiègle et inquiétante, enfantine et rageuse. Björk démontre également un goût sûr dans le choix de ses collaborateurs, talent dont elle ne se départira jamais au fil de sa carrière. Entourée ici par le génial Nellee Hooper – déjà aux manettes derrière les sortilèges de Massive Attack – ou par l’instrumentiste Talvin Singh, qui dirige les somptueuses parties de cordes de l’album, Björk navigue entre différents styles avec un égal bonheur. Ce qui impressionne au final le plus le long de ces douze chansons, c’est cette fascinante alliance entre le cerveau et les émotions, entre l’intelligence et la sensibilité. Bien que brassant des sentiments bigger than life à longueur d’album, Björk conserve une maîtrise étonnante sans jamais se tenir à distance des sentiments qui l’habitent. Au cœur d’une matière en fusion, Björk réussit le tour de force de ne pas se consumer sans pour autant chercher à se préserver.
Musicalement, le disque se rattache plutôt à la sphère des musiques électroniques, Björk picorant avec appétit dans ces rythmiques nouvelles qu’on n’aimait pourtant guère fréquenter à l’époque. Sur Crying ou Big time sensuality, Björk nous tire par la manche vers la piste de danse qu’elle éclaire d’une lumière solaire. Elle parvient à insuffler aux boîtes à rythmes une âme qu’on ne leur connaissait pas et imprime ses influences dans une matière beaucoup moins rigide qu’on ne l’aurait pensé – voir ces chœurs jazzy qui habillent l’épatant There’s more to life than this. Loin de se confiner à l’electronica, Björk révèle son amour des classiques de la musique américaine en reprenant Like someone in love, standard autrefois porté par Sinatra ou Chet Baker. Son ouverture d’esprit irrigue le scintillant Venus as a boy de cordes indianisantes, tandis que des rythmes tribaux martèlent le menaçant Human behaviour. Avec Come to me, Björk livre une ballade trip-hop à faire pleurer Massive Attack. The anchor song la sort complètement du cadre, la rapprochant des compositions sans collier de Robert Wyatt ou des Nits, un ensemble de cuivres mouvant accompagnant son chant de sirène esseulée. Le disque se clôt enfin sur le vertigineux Play dead aux cordes d’un noir d’encre, et qui vient rappeler que la fantaisie de l’Islandaise ne saurait masquer les profondes fêlures qui affleurent ici et là.
Avec le recul, j’avoue avoir du mal à comprendre comment un disque pareil a pu cartonner autant, mais il faut croire qu’aucun miracle n’était impossible pour la demoiselle. Tout le monde connaît la carrière qu’elle a menée depuis, avec une discographie quasiment parfaite à mon sens jusqu’à Vespertine en 2001, discographie couronnée d’un diamant comme on n’en trouve pas un par décennie, le phénoménal Homogenic de 1997 qui trône sans problème dans mon top 10 de tous les temps. J’avoue être moins attaché à ses derniers disques mais je n’ai pas renoncé à la suivre.
2 réponses
[…] un Debut aussi réussi à tous points de vue, on aurait pu se demander comment Björk allait franchir la […]
[…] et le cérébral, Homogenic allait représenter un pas en avant véritablement prodigieux. Debut et Post révélaient une jeune femme haute en couleurs, pétulante, instinctive et brillante, […]