Le soleil des matins d’hiver
Cat Power You are free (2003, Matador)
Sur Colors and the kids, point culminant de son très haut perché Moon pix de 1998, Cat Power chante ces mots qui nous ont toujours bouleversé : « Must be the colors and the kids that keep me alive / Cause the music is boring me to death ». Quand on écoute les disques de Chan Marshall (aka Cat Power pour celles et ceux qui n’auraient pas suivi), il apparaît évident que la jeune femme entretient un rapport compliqué avec sa position de musicienne. Composer, écrire, jouer sur scène, enregistrer : rien ne paraît simple, tout semble épreuve, comme si chaque note couchée sur bande appuyait sur un point douloureux de son âme. La reconnaissance grandissante que lui valut Moon pix incita d’abord la jeune femme à faire paraître un album de reprises – le magnifique The covers record – pour soulager la pression qui pesait sur ses épaules mais il fallut encore près de trois ans avant qu’elle ne livre à ses fans énamourés (dont j’étais) une nouvelle collection de morceaux originaux dont la conception s’était étalée sur plus d’une année. Une fois de plus, le résultat allait s’avérer au-delà de nos espérances.
They said you were the best / But then they were only kids / Then you would recall the deadly houses you grew up in / Just because they knew your name / Doesn’t mean they know from where you came / What a sad trick you thought that you had to play
I don’t blame you
Pour confirmer mon propos liminaire, You are free s’ouvre sur une ballade piano-voix, I don’t blame you, dans laquelle Chan Marshall parle d’un musicien – double d’elle-même (?) – et de son malaise à se produire sur scène, à se trouver au centre de l’attention d’un public qui l’aime et croit le connaître et qui, pour prix de son amour, réclame une part de lui comme un dû. Rarement aura-t-on décrit de façon aussi bouleversante, et sans une once d’indécence, le fardeau et l’inconfort que peut représenter le fait d’être sous les lumières des projecteurs. Cette chanson, d’une grâce et d’une douceur sans pareilles, pose l’atmosphère qui va régner tout du long sur cet album. Avec You are free, Cat Power semble explorer plus à fond les pistes formelles tracées par ses deux précédents opus. Bien que bénéficiant cette fois-ci de conditions d’enregistrement quasi-luxueuses, elle utilise – parfaitement secondée aux manettes par Adam Kasper – cette nouvelle opulence pour affirmer davantage une esthétique toute de douceur et de dénuement. Elle délaisse – ou peu s’en faut – les tempêtes qui soufflaient sur ses premiers enregistrements et en reprenant le contrôle de ces débordements, elle parvient à créer une musique qui console et révèle à la fois ses blessures et les nôtres. Au final, par leur sobriété et leur imparable justesse, ces chansons nous transportent sous un parfait soleil d’hiver, par un de ces matins froids et lumineux qui font ressentir avec plus d’acuité encore la beauté et l’éphémère des choses.
Apartment in New York, London and Paris / Where will we rest, we’re all living on top of it / It’s all that we have the USA is our daily bread / And no one is willing to share it
Fool
Le calme blanc du splendide I don’t blame you déteint sur les chansons les plus nues de l’album, qu’elles prennent la forme de ballades piano-voix ou d’un folk-blues simplement joué à la guitare acoustique. Ces lignes mélodiques ressassées, ces arrangements étiques, imposent autour d’eux un silence monacal, qu’on hésite à déranger ne serait-ce qu’en bougeant. Sur l’exceptionnel Maybe not, Cat Power double sa voix et cet effet nous renvoie à notre ultime solitude autant qu’elle l’apaise et c’est beau à pleurer. Sur le déchirant Names, Chan Marshall dresse un hommage à celles et ceux dont les corps et les cœurs ont été brisés par la rudesse du monde, ces innocents anonymes mis à terre par le chaos des choses et la violence des hommes. Ailleurs, elle livre une version pâle et désolée du Werewolf de Michael Hurley (dont elle reprenait déjà le Sweedeedee sur The covers record) sur laquelle vibre comme un papillon noir le violon de Warren Ellis. Celui-ci fait partie d’ailleurs du beau casting de collaborateurs venus accompagner tout en retenue la reine des lieux, comme Dave Grohl ou Eddie Vedder. Ce dernier fait ainsi les chœurs sur l’immense Good woman, chant de séparation dont l’élévation digne du gospel vient sublimer la peine. L’acoustique revêche de Free (qui évoque curieusement certains airs de Lou Barlow) ou les guitares martiales de He war apportent un contrepoint plus pêchu à l’ambiance douce et intranquille de l’ensemble. De même, Speak for me vient rappeler les heures abrasives de la demoiselle, démontrant si besoin en était qu’elle était encore capable de déclencher de fameux coups de vent.
We all do what we can / So we can do just one more thing / We can all be free / Maybe not in words / Maybe not with a look / But with your mind
Maybe not
You are free réalisait donc l’exploit d’aller regarder dans les yeux le chef-d’œuvre Moon pix et confirmait qu’on tenait avec Cat Power une songwriter majeure, de celles auprès desquelles on irait chercher le réconfort les jours de pluie. Et cette musique, née dans les heurts et l’inconfort, continuera de s’écouler en nous avec la fluidité pure d’une source glacée.
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[…] la parution de son merveilleux You are free (2003), qui s’inscrivait dans une impressionnante série de chefs-d’œuvre l’ayant […]