Mes amours francophones : 70-61
70. Romy Schneider & Michel Piccoli La chanson d’Hélène (1970)
Je n’ai jamais vu – mais ça viendra sûrement, du moins je l’espère – Les choses de la vie et je n’ai longtemps connu de cette chanson que l’interprétation – superbe, forcément – qu’en fit Françoiz Breut. J’ai d’ailleurs hésité un moment à privilégier cette version mais l’original l’a finalement emporté : pour la splendide orchestration d’une lumineuse tristesse composée par Philippe Sarde, pour les imperfections voilant le chant de Romy Schneider et qui la rendent encore plus bouleversante, pour Michel Piccoli désarmé et désarmant. Déchirant chant d’adieu, La chanson d’Hélène se situe dans une forme d’hébétude douloureuse au-delà des sanglots, quand les couleurs du monde sont définitivement passées, que rien ne sera plus comme avant. Et dans l’infinie consolation des chansons tristes, elle nous invite à étreindre avec plus de force encore ce qui toujours s’en va.
- La chanson d’Hélène
- Et aussi : de Sophie Hunger à Jil Caplan, en passant par Berry (avec Daniel Darc), nombreuses sont les reprises de ce titre devenu classique mais je garde toujours ma préférence pour celle commise par l’impeccable Françoiz Breut (avec Joey Burns de Calexico en guise de Piccoli anglophone)
- Bonus : « Romy, Hélène, Rosalie… et les autres » par Anne Audigier et Laurent Delmas, France Inter, 21 juillet 2017
69. Thomas Fersen Monsieur (1999)
Dans la discographie singulière et attachante de Thomas Fersen, Qu4tre demeure vingt ans après sans doute le plus haut sommet. Et sur ce disque brillant d’invention et de fantaisie, Monsieur impressionne toujours autant. Dans une atmosphère croisant la famille Addams et Jack l’éventreur, Fersen se met en scène en majordome complice d’un tueur en série, et qui s’évertue avec professionnalisme et distinction à effacer consciencieusement les traces des méfaits de son patron. Les mots sont ciselés, le portrait d’une finesse impeccable et l’orchestration – co-réalisée avec le génial Joseph Racaille – est proprement renversante, naviguant dans des eaux rarement fréquentées par la chanson d’ici. Quelque part entre Divine Comedy et Danny Elfman, Thomas Fersen joue de toute une palette d’instruments et d’un chœur de maison hantée pour construire une ambiance où la distinction bourgeoise cache ses cadavres sous les parterres de fleurs.
- Monsieur
- Et aussi : La chandelle
- Bonus : critique et rencontre avec Thomas Fersen dans Les Inrocks à l’époque de la sortie du disque
68. Barbara Dis, quand reviendras-tu ? (1962)
Puisque ce classement révèlera autant mes creux que mes bosses, j’avouerai – au risque des quolibets – ne rien connaître ou presque à Barbara. Trop loin de ma culture familiale pour avoir gagné une place dans mon histoire, elle est restée depuis une sorte d’astre lointain et mystérieux que je n’ai fait qu’approcher sans jamais oser y aborder. Quelques titres ont quand même fini par parvenir à mes oreilles : les plus connus bien sûr – comme le classique Aigle noir – et donc cette chanson que j’ai découverte via sa reprise par la Canadienne Martha Wainwright. Composée pour son amant d’alors, le diplomate Hubert Ballay, toujours en déplacement, Barbara transforme son attente languissante en une sorte de ritournelle sinueuse et limpide. C’est bien la ligne de chant qu’on admirera surtout, de ces couplets dévalés sous le feu de l’impatience à ces accents rageurs placés sur les entames de refrain. Plus le morceau progresse, plus une lassitude emplie de colère et de dépit s’installe jusqu’à ce que la chanteuse, fatiguée de jouer les Pénélope, tourne la page, fermement résolue mais pas sans regrets.
- Dis, quand reviendras-tu ?
- Et aussi : Les voyages
- Bonus : « Barbara, un jour, une chanson : Dis, quand reviendras-tu ? » par Sophie Delassein sur le site du Nouvel Obs le 4 octobre 2017
67. Jacques Brel Au suivant (1964)
Première occurrence de Brel dans ce classement tout personnel et autant vous dire que ce ne sera pas la dernière. Morceau emblématique parmi tant d’autres, Au suivant illustre à merveille l’inégalable génie du bonhomme à incarner en chanson des rôles criants de vérité, dévoilant par son jeu la médiocrité et la bêtise des hommes. Avec une incroyable puissance d’évocation, Brel dépeint l’ambiance glauque et malaisante d’un bordel militaire et livre un chef-d’œuvre délirant, l’angoisse du troufion narrateur de la chanson prenant progressivement une ampleur cauchemardesque évoquant les carnavals grotesques des peintures d’Ensor. L’air de marche militaire sur lequel se construit le morceau tourne comme une antienne obsessionnelle tandis que cordes et cuivres enflent peu à peu avant de faire basculer le tout à la renverse. Le grand Scott Walker en fit une reprise marquante – mais quand même à distance de l’original.
- Au suivant
- Et aussi : Mathilde
- Bonus : laissons la parole à François Gorin qui lui aussi aime beaucoup Au suivant
66. Michel Cloup Duo Nous vieillirons ensemble (2014)
Après avoir foudroyé le rock français avec Diabologum pendant les années 1990, Michel Cloup a poursuivi une aventure musicale intense et exigeante, seul ou accompagné. Depuis le début de la décennie, associé au batteur Patrice Cartier, c’est sous le nom de Michel Cloup Duo qu’il s’évertue à faire vivre son art lucide et beau, avec déjà quatre albums au compteur, le dernier joliment intitulé Danser danser danser sur les ruines venant juste de paraître. Ce fantastique chant d’amour conclut le brûlant Mourir dans tes bras sur lequel le duo livre un rock enflammé à la beauté sauvage proprement soufflante. Déclaration d’amour d’une sincérité bouleversante, Nous vieillirons ensemble peut s’écouter comme une variation sur la phrase balancée sur l’inépuisable 365 jours ouvrables de Diabologum : « A part sortir quand c’est fini / Main dans la main de celle qui nous a choisi / Il n’y aura rien à gagner ici ». Le couple y figure un havre ultime, la planche de salut dans un monde en décomposition, la lumière qui ne cessera pas de briller quand tout s’éteindra. Acte d’amour et de foi mêlés, délivrés sur un lit de guitare en fusion, Nous vieillirons ensemble est une chanson phare dans la nuit dont l’éclat tremblé n’en finit pas de nous éclairer.
- Nous vieillirons ensemble
- Et aussi : J’ai peur de nous
- Bonus : rencontre avec Michel Cloup à l’occasion de la sortie de Minuit dans tes bras, parue le 30 janvier 2014 dans Les Inrocks
65. Florent Marchet Le terrain de sports (2004)
Sur un premier album encore hésitant, Florent Marchet plaçait sa chanson la plus émouvante à mes yeux, et de loin. Sur un thème éminemment casse-gueule – les premières relations sexuelles, entre désir avide et sourde violence – , Florent Marchet livre une évocation absolument poignante, bouillonnant de tous les fluides chauffés à blanc par tous les feux de l’adolescence. Le terrain de sports frémit de sentiments brutaux et maladroits, sublimes et malaisants, et ce chaos tremblé prend une ampleur immense, quand les aspirations à la beauté se fracassent contre la dureté de métal de la réalité. Musicalement, la chanson arpente des territoires résolument pop-rock et prend la forme d’une progressive mise en tension, qui finit par une brusque décharge assénée par un ensemble de cuivres aux dorures tristes. Quand la chanson va vers sa fin, elle semble emporter avec elle des illusions mort-nées, les restes de l’enfance et la conscience inéluctable de la perte. On en pleurerait.
- Le terrain de sports
- Et aussi : France 3
- Bonus : Florent Marchet en long entretien pour Popnews en 2011
64. Christophe Comme un interdit (2002)
Vertigineux exercice de haute voltige tiré d’un des albums en langue française les plus sidérants qu’il soit, Comme un interdit déploie un fascinant romantisme grandiose qui n’a pas fini de nous tournebouler. Les programmations viennent ricocher contre des draperies de cordes à tomber, arrangées – encore une fois – par l’indispensable Joseph Racaille, décidément homme-clé d’une bonne partie des morceaux de ce classement. La chanson tournoie avec cette grâce bancale, cette étrange magnificence qui enveloppe de nuées d’or l’intégralité de cet album unique. Au final, cette imposante figure libre convoque devant nos yeux mille rêveries évoquant aussi bien le dandysme solitaire du des Esseintes de Huysmans que la souveraine majesté de Björk. Instinctif et cérébral, Comme un interdit est une des preuves de l’intouchable grandeur de Christophe – d’autres suivront plus haut.
- Comme un interdit
- Et aussi : La Man
- Bonus : oui, je sais, j’ai l’air de faire une fixette mais je laisserai encore une fois la parole à François Gorin dans ses nécessaires Disques rayés
63. Léo Ferré Avec le temps (1970)
Il y aurait bien des raisons de rejeter Avec le temps, devenue – avec le temps – une sorte de classique intouchable de la chanson de qualité, repris par tout le monde et n’importe qui, et érigé au rang de parangon du morceau déprimant jusqu’à la caricature (pas loin de Ne me quitte pas). L’espèce de recueillement de chrysanthèmes qui a fini par entourer le morceau aura contribué à figer l’image de Ferré en chanteur chevrotant à l’académisme larmoyant, mettant soigneusement de côté sa flamboyance incendiaire. Écrite à 54 ans, après sa rupture avec sa deuxième femme Madeleine, Avec le temps est un long poème de la désespérance, composée par un homme vieillissant qui semble regarder sa vie s’écouler comme du sable entre ses doigts. Un peu à la manière des Vieux de Jacques Brel, la chanson paraît figer dans sa lenteur l’imperturbable passage du temps mais c’est bien de solitude qu’il est question ici, de celle qui creuse le ventre et pèse comme un fardeau sur nos épaules qui inéluctablement s’affaissent. Avec le temps ne peut que s’écouter seul, face à nos heures perdues et à celles qui nous restent.
- Avec le temps
- Et aussi : La solitude
- Bonus : pour l’anecdote, faire son éducation musicale avec Avec le temps
62. Taxi Girl Cherchez le garçon (1980)
On imagine volontiers le vent de nouveauté qu’a dû faire souffler Taxi Girl sur la musique d’ici. Fédérant derrière lui comme rarement critique et grand public, le groupe mené par Daniel Darc réalisait un parfait coup d’éclat avec ce titre dont chaque élément laisse une empreinte indélébile dans le cerveau et les oreilles des auditeurs. Avec son riff nerveux et sa ligne de synthétiseur à l’élégance robotisée, Taxi Girl s’imposait comme un groupe capable d’aller frayer dans les mêmes eaux que les figures de proue de la new-wave anglaise. Avec ses allures de dandys nihilistes façonnées de main de maître par son manager Alexis, le groupe mêlait le post-punk fiévreux de Magazine à des atmosphères de film noir et emmenait pour un temps avec lui une jeunesse cherchant de brûlants frissons dans la froideur. La gloire fût éphémère et entre deux drames, le groupe s’en fût enregistrer un Seppuku à la noirceur de diamant, avant de progressivement se désagréger jusqu’à sa séparation en 1986.
- Cherchez le garçon
- Et aussi : Mannequin
- Bonus : grand amoureux de Taxi Girl, Christophe Conte racontait son brillant septennat dans Les Inrocks il y a déjà vingt ans
61. Gérard Manset Comme un guerrier (1982)
Un peu comme pour Barbara, ma connaissance de la discographie de Gérard Manset est encore extrêmement lacunaire, même si un poil plus étendue. De surcroît, le bonhomme n’est pas du genre commode, avec son perfectionnisme maladif et son obsession du contrôle, son peu de goût pour les apparitions publiques et ce mélange d’arrogance et d’exigence qui émane de chacune de ses rares prises de parole. Avec Comme un guerrier – issu de l’album du même nom – , Manset livre une chanson brûlante et percutante, chargée d’une violence sauvage qui transpire tant d’un piano martelé que des riffs abrasifs de la guitare électrique. Comme souvent chez Manset, la chanson dépasse son sens littéral pour aborder des rivages plus existentiels : vieillesse, perte, solitude. L’apport dramatique des cordes finit par déclencher un terrible incendie, finissant par faire flamber la gravité de l’ensemble pour ne laisser qu’un paysage calciné.
- Comme un guerrier
- Et aussi : La mer n’a pas cessé de descendre
- Bonus : Manset pour un (rare) entretien du 7 décembre 2016 avec Laurent Rigoulet de Télérama à l’occasion de la parution de son intégrale (forcément revisitée)
2 réponses
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[…] « Après avoir foudroyé le rock français avec Diabologum pendant les années 1990, Michel Cloup a poursuivi une aventure musicale intense et exigeante, seul ou accompagné. Depuis le début de la décennie, associé au batteur Patrice Cartier, c’est sous le nom de Michel Cloup Duo qu’il s’évertue à faire vivre son art lucide et beau, avec déjà quatre albums au compteur, le dernier joliment intitulé Danser danser danser sur les ruines venant juste de paraître. Ce fantastique chant d’amour conclut le brûlant Mourir dans tes bras sur lequel le duo livre un rock enflammé à la beauté sauvage proprement soufflante. Déclaration d’amour d’une sincérité bouleversante, Nous vieillirons ensemble peut s’écouter comme une variation sur la phrase balancée sur l’inépuisable 365 jours ouvrables de Diabologum : « A part sortir quand c’est fini / Main dans la main de celle qui nous a choisi / Il n’y aura rien à gagner ici ». Le couple y figure un havre ultime, la planche de salut dans un monde en décomposition, la lumière qui ne cessera pas de briller quand tout s’éteindra. Acte d’amour et de foi mêlés, délivrés sur un lit de guitare en fusion, Nous vieillirons ensemble est une chanson phare dans la nuit dont l’éclat tremblé n’en finit pas de nous éclairer. » Texte original publié le 01/05/2019. […]