Mes amours francophones : 150-141
150. Laurent Voulzy Carib Islander (1992)
Les ambiances portuaires sont propices aux bonnes chansons, sans doute parce qu’elles charrient dans leurs refrains iodés leur lot de rêves d’ailleurs, de désirs d’aventures, de départs et de séparations. Vous ne serez donc pas surpris d’en croiser quelques beaux spécimens au fil de ce classement dont ce Carib Islander tout de douceur ébréchée. Sans une once de pesanteur, la mélodie limpide de Laurent Voulzy et les mots pleins d’élégance de son éternel complice Alain Souchon viennent nourrir nos imaginaires d’incurables romantiques en remettant avec classe une pièce dans nos machines à fantasmes, jouant avec des clichés certes rebattus mais toujours capables de faire mouche. Comme l’écrivait un familier des estuaires, Jacques Demy, « les marins font de mauvais maris mais les marins font de bons amants ». Ils finissent toujours par s’en aller et par briser les cœurs sédentaires, laissant derrière eux des larmes et des chansons.
- Carib Islander
- Et aussi : Le cœur grenadine
- Bonus : le répertoire de Laurent Voulzy peut susciter des études savantes, comme cet article de l’excellente revue Volume : « Les reconnexions de « Rockollection » : mémoire et contre-mémoire musicales dans la France des années 70 » par Jonathyne Briggs
149. Tue-Loup En rasant les murs (1998)
En 1998, ce quatuor sarthois faisait formidable impression avec La Bancale, grandiose collection de chansons revêches taillées dans des étoffes folk-rock rarement portées avec autant de flamme par nos contrées. Parfait exemple de cette musique bilieuse et possédée, cet En rasant les murs abrasif avance et gonfle comme une coulée de boue sur près de sept minutes d’une intensité folle. Rarement aura-t-on entendu des guitares sonner comme ça dans le rock d’ici, édifiant une cage électrique autour du chant de bête sauvage de Xavier Plumas qui trépigne de rage au milieu. Country-music atrabilaire, folk hirsute nourri des gerbes électriques des grands frères américains – de Neil Young à Vic Chesnutt -, En rasant les murs impose le silence et tient l’auditeur en respect sous la menace d’un puissant coup de griffes.
- En rasant les murs
- Et aussi : Merlin
- Bonus : rencontre avec le groupe parue dans Les Inrocks à l’époque de la sortie du disque
148. Bertrand Belin Hypernuit (2010)
Un peu comme les sus-nommés Tue-Loup, Bertrand Belin inscrit ce déjà classique Hypernuit, extrait de son album du même nom, dans le décor inquiétant d’une campagne sombre et mystérieuse. Là, les ombres sont hostiles, les arbres bordant les sentiers prennent des formes lugubres, les secrets sont lourds et les souvenirs accueillis un fusil à la main. Musicalement, la chanson progresse au train d’arpèges de guitare d’une grande fluidité, figurant à merveille une course éperdue dans une brume épaisse. Belin y apparaît en narrateur troublant, contant cette obscure histoire de vengeance de sa voix grave emplie d’un détachement funeste. Mais si l’ambiance est lourde, la lumière est bien présente, s’immisçant par tous les interstices ménagés par l’auteur, notamment cette voix féminine qui vient doubler le chant de Bertrand Belin à mi-parcours de cette fugue étoilée. L’occasion idéale d’éprouver un vrai frisson dans la nuit.
- Hypernuit
- Et aussi : La chaleur
- Bonus : les mots denses et justes de Bertrand Belin dans cet entretien accordé aux Inrocks à la sortie de l’album Hypernuit
147. Charles Aznavour Hier encore (1964)
Plus encore que Comme ils disent, Hier encore a depuis longtemps atteint au rang de classique dont l’aura a largement dépassé les frontières du pays. Aznavour y aborde un de ses thèmes fétiches : la nostalgie et les regrets d’un passé qui n’a pas su vraiment tenir ses promesses. Alors qu’il vient de franchir la quarantaine, le grand Charles semble comme beaucoup saisi par le vertige et rumine sur ses échecs et sa jeunesse enfuie. Le morceau s’inscrit en plein dans la veine du drame nostalgique qui fit tant pour le succès du chanteur. On n’aura pas de peine à y voir un jeu de rôle, tant Aznavour enquille alors les tubes et affermit chanson après chanson sa stature dans la chanson d’ici. En compositeur roué, Aznavour ne lésine d’ailleurs pas sur les clichés (orchestration et voix pleines de mélo) mais ceux-ci confèrent une indéniable force à la chanson, la chargeant d’une forme d’évidence universelle. Il n’est pas improbable que le bonhomme ait su se rappeler ses années passées à bouffer de la vache enragée pour s’imaginer sans trop d’effort ce qu’il aurait pu réellement dire si sa carrière n’avait pas décollé. C’est aussi pour ça, pour cette forme de nostalgie imaginée, qu’on aimait ce morceau quand on avait soi-même à peine plus de vingt ans. Avec lui, on chargeait ses épaules de douleurs rapportées pour se donner de l’épaisseur et l’on se projetait perdant magnifique, ressassant par anticipation une jeunesse qu’on n’avait pas encore vécu.
- Hier encore
- Et aussi : Emmenez-moi
- Bonus : «Aznavour ou le drame nostalgique », un article d’Isabelle Marc paru – comme celui sur Voulzy – dans le même numéro de la revue Volume
146. Mathieu Boogaerts Siliguri (2005)
Sur un air d’afro-beat joué tout en souplesse, le fort recommandable Mathieu Boogaerts signe ici une merveille de morceau rempli de mélancolie aigre-douce, convoquant le souvenir de jeux érotiques et de latitudes exotiques. Siliguri fait tournoyer autour de l’auditeur des arpèges de guitare doucement hypnotiques, tandis que Boogaerts donne à sa poésie décalée des teintes franchement crues (« Ce con j’crois bien qu’ j’ l’ai perdu / Avec son anus »). Entre Kama-Sutra et Guide du Routard, la chanson lui aurait été inspirée par un voyage au cours duquel une histoire d’amour espérée s’était révélée plus prosaïquement une histoire de cul. Avec sa mélodie crampon et ses fêlures discrètes qui semblent partout affleurer, Siliguri figure – comme son auteur – un bonheur d’originalité et de justesse.
- Siliguri
- Et aussi : Une bonne nouvelle
- Bonus : pour celles et ceux qui voudraient savoir, Siliguri c’est en Inde
145. Noir Désir L’homme pressé (1996)
Tout commence par un roulement de tambour avant qu’un drôle de motif discoïde n’entre en scène, précédant lui-même une vague de guitares orageuses que vient enfourcher tel un surfeur rageur le chant de Bertrand Cantat. La grande affaire du morceau se tient bien là, dans cette imposante cavalcade d’un Cantat revigoré, expurgeant avec un débit de mitraillette un texte politiquement abrasif, chauffé à blanc par la lave musicale que déverse avec une précision diabolique un groupe soudé comme jamais. La diatribe qui visait à l’époque l’omnipotent boss de Vivendi, Jean-Marie Messier, s’appliquerait sans peine à d’autres figures contemporaines mais au-delà du discours, L’homme pressé – comme l’ensemble de l’impressionnant brûlot que constitue 666.667 club – démontre que la musique du groupe, loin d’être anachronique, demeure un jalon, un astre mort continuant à diffuser une lumière bien vivace.
- L’homme pressé
- Et aussi : Fin de siècle
- Bonus : « Noir Désir 1980-2010, 30 ans de l’histoire du groupe »
144. Assassin Sérieux dans nos affaires (2000)
Figure historique du rap français, Assassin s’est toujours distingué par la radicalité de sa démarche, par ses prises de position politiques comme par sa façon de mener sa barque loin des compromissions du music-business mainstream. Cette farouche volonté d’indépendance conduisit le groupe à monter son propre label dès le début des années 1990 pour ne rien devoir aux majors. Sérieux dans nos affaires résonne donc comme une forme de manifeste, une façon pour le groupe de renouveler son serment d’insoumission et de s’affirmer comme toujours fidèle à ses idéaux. On pourrait craindre trop de prêchi-prêcha mais le morceau se déploie tel un mantra hypnotique, gagnant au fur et à mesure une puissance imposante, porté par le flow juste et grave de Rockin’ Squat et une économie de moyens bienvenue. Au final, émane de cette déclaration d’indépendance une crépusculaire impression de solitude, comme si le groupe se rendait compte qu’il était le dernier des Mohicans et livrait là un dernier baroud d’honneur.
- Sérieux dans nos affaires
- Et aussi : Shoota Babylone
- Bonus : tout ce que vous devriez savoir sur Assassin, de leurs débuts comme taggers à leurs regrettables dérives complotistes dans cet article de Noisey Vice de 2015
143. Niagara Soleil d’hiver (1988)
On aurait tort de réduire Niagara à un groupe de pop commerciale lorgnant vers une variété faisandée tout juste bonne à remplir les playlists des soirées années 80. Si le duo rennais se fit connaitre avec plusieurs tubes sympathiques mais bien inoffensifs, il gagna peu à peu en épaisseur et se révéla particulièrement inspiré sur une poignée de ballades languides au charme vénéneux, tel ce Soleil d’hiver brillant d’un bien troublant éclat. Au centre d’une mélodie synthétique tourbillonnante, Muriel Moreno raconte avec un dérangeant détachement l’histoire d’un suicide, et semble vouloir nous entraîner nous aussi par le fond, là où la chevelure de la morte flotte comme celle de la mère assassinée de La nuit du chasseur. Les chœurs dédoublés escortent la chanteuse d’une armée de sirènes menaçantes et émane du morceau une léthargie funeste pourtant diablement enveloppante.
- Soleil d’hiver
- Et aussi : Quand la ville dort
- Bonus : et au fait « Que sont-ils devenus ? »
142. François & the Atlas Mountains La fille aux cheveux de soie (2014)
Sur leur très réussi Piano ombre, François & the Atlas Mountains plaçait cette sublime ballade au piano, morceau de temps suspendu immédiatement érigé par nous au rang de classique. Entre un gimmick mélodique irrésistible, le chant tout de douceur profonde de François Marry et des arrangements haute couture, La fille aux cheveux de soie est une pure merveille taillée dans le drap de la nuit, une chanson de lac au clair de lune une fraîche soirée d’été, le frisson parcourant l’échine et la tête pleine de désirs et de rêveries. Elle constitue en tout cas à mes yeux l’acmé (peut-être provisoire) de la discographie exemplaire de très précieux contemporains.
- La fille aux cheveux de soie
- Et aussi : Bien sûr
- Bonus : pour Télérama, dans le cadre des « Chroniques lycéennes », 3 lycéens et lycéennes s’exerçaient à l’art de la chronique musicale à propos de ce morceau
141. Alain Bashung J’passe pour une caravane (1994)
Les grands espaces… On ne pense qu’aux grands espaces à l’écoute de ce bijou country-rock et de cette steel guitar belle à pleurer qui semble ouvrir le chemin et dégager l’horizon. Sur un album à la beauté souvent glaciale, J’passe pour une caravane figure une sorte d’oasis à la chaleur bienvenue, une énième variation toute de suprême élégance sur les fantasmes américains qui n’ont cessé d’habiter la musique de Bashung. La sombre beauté du texte co-écrit avec Jean Fauque renforce la magnificence onirique du morceau et laisse entrevoir l’ombre des démons qui hantaient périodiquement le bonhomme (« des ombres s’échinent à me chercher des noises »). Accessoirement, J’passe pour une caravane illustre à la perfection que les grandes leçons sur l’existence tiennent souvent en quelques mots : « Des coups de lattes / Un baiser », et l’essentiel est dit.
- J’passe pour une caravane
- Et aussi : Volutes
- Bonus : dans cette petite capsule radiophonique, Alain Souchon confesse l’admiration qu’il porte à cette chanson et à Bashung en général
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