Mes amours francophones : 120-111
120. Mano Negra Pas assez de toi (1989)
On trouve de tout dans la discographie bordélique de la Mano Negra, groupe unique et bigarré sans cesse occupé à mêler dans son chaudron bouillonnant toutes les influences qui lui passaient par la tête. Pas étonnant alors que les meilleures chansons du groupe ne soient pas chantées en français mais sur ce disque capharnaüm qu’est Puta’s fever, la Mano plaçait ce titre à la violence troublante qui devint pourtant son plus grand succès. Il ne faut guère plus de deux minutes au groupe pour transformer un air aux parfums country and western (cf. le banjo et l’harmonica) en pétarade punk hypnotique lacérée de larsens. Pour moi, Pas assez de toi garde accrochées à son texte malade et ses lignes mélodiques des odeurs de bière froide et la brutalité des pogos, la marque indélébile de toute l’énergie désordonnée et jubilatoire déployée pour vivre plus fort quand la jeunesse cognait contre mes tempes.
- Pas assez de toi
- Et aussi : Out of time man
- Bonus : en 1994, dans Les Inrocks, Manu Chao se livrait avec bonheur à l’exercice du blind-test
119. Georges Moustaki Les eaux de Mars (1973)
Avec cette adaptation formidable d’une merveille d’Antonio Carlos Jobim, Aguas de Março, Georges Moustaki relevait la gageure de s’élever à une hauteur proche de celle de son modèle. Amoureux de musique brésilienne, Moustaki inspire à pleins poumons cet incroyable air de printemps qui souffle sur ce morceau et nous court sur l’échine. S’il me fallait citer une chanson évoquant le bien-être et la fluidité, celle-ci serait une sérieuse candidate. Tout coule ici, la voix, les mots, les cordes, la guitare et tout paraît faire corps avec la nature alentour. Panthéiste et écologiste, métaphysique et charnelle, Les eaux de Mars épouse avec une divine souplesse le simple plaisir d’être au monde et de fredonner une ritournelle les yeux levés vers le ciel bleu.
- Les eaux de Mars
- Et aussi : Le métèque
- Bonus : « Georges Moustaki, un air de liberté (1934-2013) », dans l’émission Une vie une œuvre de France Culture
118. Brigitte Fontaine Il pleut (1968)
« Il pleut, c’est tout ce qu’il sait faire » : il faut reconnaître que dame Fontaine sait soigner ses entrées. Avec ce titre inépuisable, Brigitte Fontaine s’imposait dès l’ouverture de son premier album comme une figure rare, excentrique et géniale de la chanson d’ici. L’immense Jean-Claude Vannier bâtit un décor instrumental à la fois féérique et inquiétant – cordes, flûte et un xylophone à tomber – dans lequel Brigitte Fontaine déambule avec un mélange d’effroi et de détachement hautain. Derrière ces paysages fantastiques bruisse toute l’horreur du monde (« Les bombes hachent / C’est tout ce qu’elles savent faire ») et la chanson concentre en deux minutes trente la poésie sauvage et la beauté qui font tout le sel de l’art de la dame.
- Il pleut
- Et aussi : La nacre et le porphyre
- Bonus : Scandale ferroviaire avec Brigitte Fontaine : le 26 juillet 2018, Hugo Combe nous invitait une heure durant à partir en vacances avec Brigitte Fontaine
117. Étienne Daho Un homme à la mer (1991)
On ne sait jamais pourquoi une chanson vous accroche plus qu’une autre et je comprendrais aisément qu’on puisse préférer d’autres morceaux du grand Étienne, à choisir entre ses tubes et ses trésors cachés. Ici, ce sont quelques phrases, qui s’accrochent aux couplets et qui chaque fois me font ressentir un doux mélange d’exaltation et de mélancolie : « Aveugle et plein de toi vers la lumière / Quand le soleil envahit la mer » ou encore cette entame « C’était bien là le fameux paradis / Y mettre un pied marin mais se sentir saisi par ton regard chaud ». On a pu se reconnaître aussi dans ces mots « Boire la nuit entière / Pour ne plus se taire / Et devenir un autre ». Enfin bref, il y a comme un accord entre ce titre et moi. On pourrait aller chercher plus loin, parler de cette forme de plénitude ici atteinte par le garçon, des guitares limpides d’Édith Fambuena, de l’évidence directe de cette mélodie teintée de soul. On pourrait, c’est vrai mais on n’expliquerait pas tout alors on se contentera de remettre le morceau : « Entre désir en rade et désert blanc, je pense à toi la moitié du temps ».
- Un homme à la mer
- Et aussi : Épaule tattoo
- Bonus : en 2016, Étienne Daho s’est pris au jeu du « Range tes disques » de Noisey en acceptant de classer ses albums par ordre de préférence
116. Jacques Dutronc Il est cinq heures, Paris s’éveille (1968)
Avec un peu de recul, j’aurais sans doute pu faire figurer plus d’un morceau de Jacques Dutronc dans ce classement mais celui-ci était incontournable. Un peu comme La bohème d’Aznavour, cette chanson semble avoir toujours été là. Elle était là quand j’en connaissais à peine une vingtaine et que me fascinait inconsciemment ce phrasé d’un cool absolu qui dépeignait des rues dont je ne connaissais rien, ce paysage urbain lointain d’un quotidien vaguement familier décrit avec des mots sonnants et trébuchants (« Les camions sont pleins de lait, les balayeurs sont pleins de balais », quel texte de Jacques Lanzmann !). Des milliers de chansons plus tard, elle est encore là aujourd’hui, avec ses traits tirés de noctambule, sa nonchalance goguenarde, sa flûte traversante (de Roger Bourdin), sa façon de restituer l’atmosphère d’une époque comme peu d’autres. On l’aura écoutée partout, à la radio, à la télé, dans les bouchons comme à la kermesse des enfants et on l’aura aimée partout.
- Il est cinq heures, Paris s’éveille
- Et aussi : Le petit jardin
- Bonus : Marc Toesca – oui, celui du Top 50 ! – vous raconte en moins de cinq minutes ce qu’il faut savoir sur ce classique de Jacques Dutronc
115. Bourvil C’était bien (1961)
Tout le monde connaît Bourvil acteur comique – et grand acteur tout court – mais il ne faudrait pas oublier que le Normand en pinça toute sa vie pour la musique et la chanson. Outre ses airs de comique troupier ou ses succès d’opérette, Bourvil accrocha à son répertoire des morceaux moins anodins, baignés de mélancolie et de fausse innocence. Le plus emblématique de ces titres est sans doute ce Petit bal perdu – titre alternatif à l’appellation originale de C’était bien – , offert sur un plateau par Gaby Verlor et Robert Nyel et dont Bourvil eut l’élégance de céder la primeur à Juliette Gréco. Peu importe, c’est bien sa version à lui qui reste dans les mémoires, bijou de valse nostalgique qui brasse en tournoyant des nuées de souvenirs. Sous ses teintes sépia, Bourvil dit avec une infinie pudeur les douleurs vives des premières amours et les cicatrices indélébiles laissées par le temps qui s’écoule.
- C’était bien (mis en images par Philippe Decouflé)
- Et aussi : Mon frère d’Angleterre
- Bonus : « Bourvil et la musique, cette grande histoire d’amour » par Nathalie Moller sur le site de France Musique
114. Jean-Louis Murat Foule romaine (2002)
Il y a de quoi puiser dans la riche discographie de l’acariâtre Auvergnat – d’ailleurs grand fan des chansons de Bourvil – et, sans trop nuire au suspense, sachez qu’on retrouvera deux autres titres du bonhomme plus haut dans ce classement. Après avoir pendant une bonne dizaine d’années privilégié sur ses disques une pop synthétique aux contours brumeux (et non sans charmes), Murat infléchit son style au tournant de ce siècle vers un folk-rock organique et aérien traçant une ligne entre les grands espaces américains et les verts plateaux du Massif central. Dans cette veine acoustique et aérienne, ce Foule romaine promène sa dégaine avec tout ce qu’il faut d’insolente élégance pour s’élever au-dessus de la mêlée. Débitant des paroles toujours délicieusement absconses (et jamais à l’abri de fulgurances poétiques), Murat déambule avec une impeccable nonchalance, vagabond magnifique dont la rengaine acoustique fait lentement chavirer les cœurs et semble ouvrir un horizon vaste comme le monde.
- Foule romaine
- Et aussi : Jim
- Bonus : Un Radio Vinyle de France Culture avec Jean-Louis Murat réalisé en 2015 au moment de la parution de son album Babel
113. Miossec Samedi soir au Vauban (2014)
Sur son magnifique Ici-bas, ici-même, Miossec trouvait une forme d’équilibre idéal entre la rugosité de son verbe et la finesse de ses choix musicaux, avec notamment le concours de l’inégalable Albin de la Simone. Après des années passées à braver la marée, le roc breton se révélait magnifiquement érodé, plein d’une douceur minérale extrêmement émouvante. Sur ce morceau épatant, Miossec nous entraîne dans un renversant tango baigné de lumière crépusculaire, tout de sagesse cabossée. L’entame de la chanson est particulièrement remarquable avec la combinaison du pizzicato au violon et du chant tout en pudeur de Miossec. Les cordes et l’accordéon confèrent à la chanson une nouvelle ampleur une fois passée la minute et viennent nous serrer le cœur, le rendant d’autant plus sensible à tous les débordements. Superbe de vulnérabilité.
- Samedi soir au Vauban
- Et aussi : A Montparnasse
- Bonus : riche interview de Miossec accordée aux Inrocks à la sortie de l’album Ici-bas, ici-même
112. Olivier Libaux Je prends l’air et je prends l’eau (2007)
Quand il n’est pas occupé à reprendre en mode bossa-nova les classiques de la new-wave ou du post-punk ou à se livrer à une relecture magistrale des chansons de Queens of the Stone Age, le trop discret Olivier Libaux – ex-membre du groupe les Objets – compose de drôles de concept-albums d’une fantaisie et d’une profondeur rares. Ainsi de cet inépuisable Imbécile, « disque scénarisé » censé représenter un dîner à quatre et sur lequel Libaux dirige une troupe d’interprètes de premier choix : Katerine, Barbara Carlotti, JP Nataf et Héléna Noguerra. L’album regorge de pépites d’où émerge ce chef-d’œuvre de pop cristalline et perverse confié aux bons soins du grand JP Nataf. Limpide et inquiétant comme le lac où s’enfonce avec une apparente sérénité le personnage de la chanson, ce morceau déroule ses somptueux arrangements pour mieux nous aspirer vers le fond. La fin du parcours apparaît diantrement apaisante et la lumière au bout du chemin a le charme mortel des sirènes
- Je prends l’air et je prends l’eau
- Et aussi : Ils sont marrants les gens
- Bonus : « Heureux “Imbécile” », par Gilles Renault
111. Nino Ferrer Chanson pour Nathalie (1975)
Perpétuel insatisfait, portant comme une croix son succès obtenu avec une poignée de tubes « déconneurs » lui ayant valu l’étiquette d’éternel amuseur, Nino Ferrer fût un grand bonhomme de la chanson d’ici, dont on redécouvre progressivement la richesse de la discographie. Il délivra au fil de son parcours chaotique une bordée de chansons bouleversantes, comme cette Chanson pour Nathalie venant clore sa Suite en œuf de 1975. Composée pour une jeune fan décédée dans un accident de la route, le morceau construit sa dramaturgie autour d’un piano échevelé et implacable comme le destin qui dévale la chanson comme une voiture en excès de vitesse fendrait une nuit d’orage. Grave et triste, la chanson ne se laisse cependant jamais déborder par le pathos et conserve tout du long une justesse déchirante malgré la richesse de l’instrumentation. Ferrer se permet par exemple de placer au milieu du morceau un solo de flûte de plus de trente secondes qui parvient à faire monter la tension tout en apportant un peu d’air à l’ensemble, comme une façon de reprendre sa respiration avant la dernière plongée. Incidemment, Chanson pour Nathalie est une illustration parmi d’autres de la facette morbide de Nino Ferrer, que la Faucheuse aura semblé tourmenter toute sa vie jusqu’au coup de carabine fatal.
- Chanson pour Nathalie
- Et aussi : La rua madureira
- Bonus : « Nino Ferrer, le mal-entendu », émission de France Culture du 12/07/2015
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