L’esthète et ses mystères
Eric Matthews It’s heavy in here (1995, Sub Pop)
Après avoir pas mal insisté ces derniers temps sur l’œuvre de Richard Davies, il m’aurait semblé injuste d’oublier ici son génial alter-ego au sein de Cardinal, Eric Matthews. Il est assez fascinant d’observer les trajectoires respectives empruntées par ces deux songwriters de haute lignée, poursuivant chacun de son côté une quête vertigineuse de la perfection pop, après avoir tenté un temps d’y parvenir en mariant leurs efforts et leurs talents. Nul doute que chacun s’en est approché bien des fois, et mon cœur balance, au fil de mes humeurs, entre la lumière aveuglante et l’acoustique acide de Davies d’un côté, de l’autre les volutes bleutées taillées dans de royales étoffes de Matthews.
Les braises de Cardinal à peine refroidies, Eric Matthews reprend son paquetage pour attaquer les cimes escarpées parcourues avant lui par d’illustres aînés, des Zombies à Burt Bacharach, du Bowie intouchable de Hunky dory au John Cale princier de Paris 1919. Armé d’un bagage classique presque incongru dans l’univers pop-rock, Eric Matthews, en réaction à l’esthétique lo-fi alors dominante sur la scène américaine, décide de remettre au goût du jour les orchestrations riches et les arrangements ambitieux. Assisté de l’épatant Jason Falkner (auquel on devra en 1997 le formidable Presents author unknown), Matthews peaufine ses chansons dans le havre de son studio, les gravant ensuite sur piste sans jamais vouloir y retoucher, refusant de ce fait de se produire en concert.
Le disque s’ouvre par le bien nommé Fanfare, sur lequel une trompette grandiose vient se frotter à un lit de guitares incandescentes, la voix de Matthews jouant l’arbitre des élégances et apportant le liant à l’ensemble. Ce morceau enlevé pourrait cependant s’avérer quelque peu trompeur, tant Matthews excelle au fil du disque à créer des ambiances ouatées, nimbées de bleu et de nuit, entre folk, pop baroque, inflexions jazzy et ambitions classiques. Il en est ainsi du bouleversant Faith to clay ou du troublant Fried out broken girl, qui semble vouloir nous happer dans ses volutes cuivrées. Pas moyen de passer sous silence l’époustouflant Soul nation select them, quelque chose comme le mariage rêvé de Love et de Chet Baker. Matthews affiche ses influences classiques avec le somptueux Poisons will pass me, plus proche de la musique de chambre que de la vulgate pop; sur un autre versant, notre homme rend ses hommages à une power-pop subtile avec le vibrant Lust takes time. L’album se clôt par un retour sur lui-même avec une version acoustique tout en dépouillement du Fanfare initial, une guitare acoustique presque alanguie se substituant aux trompettes orgueilleuses de la version de départ.
Il serait facile (et parfois justifié) de reprocher à Matthews son côté bien peigné de gendre idéal, sa méticulosité de vieux garçon maniaque traçant ses mélodies à la règle comme un écolier studieux s’évertuerait à tenir au propre ses classeurs et cahiers. On peut ainsi lui préférer les abimes romantiques autrement impures de Richard Davies, éphémère compagnon de jeu qu’on ne manquera jamais de lui associer. Ce serait cependant oublier un peu vite les mystères dont notre homme sait recouvrir la majorité de ses morceaux, ce voile opaque qui semble planer au-dessus de ces chansons majestueuses et solitaires.
Eric Matthews reviendra deux ans plus tard avec l’excellent The lateness of the hour, disque qui sonne un peu plus rock mais qui continue de planer à d’impressionnantes altitudes. Puis, peut-être du fait de l’insuccès, il disparaîtra plusieurs années durant, refaisant surface en 2005 avec Six kinds of passions looking for an exit. Deux autres albums, Foundation sounds et The imagination stage sont parus depuis, mais j’avoue n’en avoir écouté aucun.
2 réponses
[…] rapidement poursuivre sa quête de son côté. Eric Matthews fit paraître dès 1995 le génial It’s heavy in here puis deux ans plus tard le non moins magnifique The lateness of the hour. Après une longue […]
[…] dans des productions de haute volée, jouant les hommes de l’ombre sur le fantastique It’s heavy in here d’Eric Matthews ou sur le premier album de Brendan Benson. Il finit enfin par décrocher […]