Mes amours francophones : 160-151
160. Daniel Balavoine Tous les cris les S.O.S. (1985)
C’est sans doute parce que ses chansons ont baigné mon enfance que je dois me résoudre à confesser une faiblesse coupable pour Daniel Balavoine. Si ma lucidité me met régulièrement sous le nez quelques-uns des outrages que le bonhomme commit contre mes goûts musicaux, je ne peux m’empêcher de voir affleurer par-ci par-là de très touchantes fêlures, sous les expérimentations synthétiques pesantes et les refrains patauds. Tous les cris les S.O.S. et ses arrangements cabossés figure en tout cas à mes yeux à coup sûr l’acmé créatif du chanteur du Chanteur. La mélodie s’élève comme un rosier grimpant tandis que Balavoine se livre à un véritable tour de force vocal, laissant exploser une sensibilité à fleur de peau, exhibant ces failles qui toujours semblent sourdre même dans ses morceaux les plus anodins. Et le fait que la chanson ait résisté à tant d’assauts maladroits des pires chanteurs de variété d’ici n’est pas à mon sens la moindre preuve de sa valeur.
- Tous les cris les S.O.S.
- Et aussi : Partir avant les miens
- Bonus : on remarquera que le grand François Gorin a lui aussi reconnu les mérites de cette chanson
159. France Gall Attends ou va-t’en (1965)
J’avoue avoir découvert il n’y a pas très longtemps le répertoire sixties de France Gall, hors les incontournables Sucettes et Poupée de cire, poupée de son (sur lequel on reviendra plus haut). Parmi les perles que lui composa Gainsbourg, Attends ou va-t’en laisse de côté les sous-textes coquins qu’il prenait plaisir à glisser dans la bouche de la jeune femme pour une chanson plus grave et directement émouvante. Frémissante de l’incertitude intranquille des premiers instants, la chanson vibre au fil d’une orchestration toute en retenue, tenant essentiellement en une rythmique pulsative que vient traverser une merveille d’harmonica aux teintes diaprées. L’interprétation de France Gall est au diapason, laissant de côté la fantaisie enjouée de ses plus grands tubes pour faire entrer dans le morceau tout le trouble qu’il faut.
- Attends ou va-t’en
- Et aussi : Faut-il que je t’aime
- Bonus : une reprise remarquable du morceau par les oubliés de l’électro-pop française 80’s, Mikado
158. Orelsan Si seul (2012)
Troisième – et dernière – apparition du rappeur normand dans ce classement avec ce méga-tube extrait de son deuxième album, celui qui lui permettra de largement faire oublier les polémiques ayant accompagné ses débuts et de considérablement élargir son audience hors de la sphère rap. Certainement pas le morceau le plus audacieux du bonhomme, Si seul parvient à toucher au but en révélant un Orelsan impeccable dans un registre d’auto-fiction profil bas. Porté par une simple boucle de guitares et une trame rythmique et sonore sans afféteries, le morceau met en évidence les qualités les plus touchantes du garçon avec un texte empli d’auto-dérision douce-amère, abordant avec une redoutable justesse le difficile passage à l’âge adulte (à 30 ans), la connexion toujours douloureuse avec le monde extérieur et les grands craquements que peuvent provoquer les petits assauts de la solitude. La vie est un long fleuve tranquille mais ces eaux étales masquent de vraies douleurs, simples et discrètes.
- Si seul
- Et aussi : Casseurs Flowters – Inachevés
- Bonus : à relire, la rencontre au sommet entre Orelsan et Virginie Despentes organisée par les Inrocks au moment de la parution du Chant des sirènes
157. Les Innocents Dentelle (1995)
Sur leur remarquable troisième LP (peut-être leur meilleur), les Innocents plaçaient cette gemme qui ne pouvait mieux porter son titre. Entre la douceur du chant de Jean-Christophe Urbain et le frottement des balais sur les peaux de la batterie, Dentelle avance comme sur la pointe des pieds, soulevée par la grâce de quelques arpèges de guitare acoustique beaux comme une fine pluie d’été. Avec cette ballade hors d’âge, les Innocents confirmaient leur rang d’éminents diamantaires de la pop d’ici. Ils confirmaient surtout qu’il n’est point besoin de faire du bruit pour craqueler la surface du monde.
- Dentelle
- Et aussi : Danny Wilde
- Bonus : une très belle version live à deux guitares jouée par Jipé et Jean-Cri lors d’un concert ayant suivi la reformation des Innocents en 2015
156. Mano Solo Rentrer au port (2009)
J’ai découvert Mano Solo par l’entremise inspirée de ma moitié. J’avoue avoir longtemps été sur la réserve, sans trop savoir pourquoi, sans doute parce que je ne savais pas trop dans quelle case ranger ces chansons inconfortables qui revêtaient leur pathos d’un mélange d’airs de la rue (punk, musette, chanson réaliste, musique arabe…) que je n’étais guère habitué à respirer. Si je ne suis toujours pas devenu un inconditionnel, j’ai découvert chez cet éternel grand vivant des richesses et des finesses que mes préjugés originels m’avaient empêché de voir. Ainsi de cette magnifique ballade, brillante comme les larmes perlant sous les paupières, qui constitue le morceau-titre du dernier album de Mano Solo. Bercée par le doux lamento d’un accordéon grandi sur les trottoirs, la chanson se déploie comme une errance, et une mélancolie profonde semble un instant tenir en laisse la colère toujours nouée au ventre du chanteur. Entre la nécessité d’aller de l’avant et la tentation de l’abandon, Rentrer au port dessine un temps suspendu bouleversant, quelque part entre les étoiles et le caniveau.
- Rentrer au port
- Et aussi : Palace
- Bonus : sur son site web, Mano Solo écrivait quelques mots à l’occasion de la sortie de cet album et notamment du rôle joué par cette chanson quelques mois avant sa mort
155. Luna Parker Tes états d’âme… Eric (1986)
Voici un choix qui possède une belle saveur de madeleine. Ce tube – l’unique de ce couple/duo parisien – fût en effet un des premiers 45 tours en ma possession, moi qui pouvais les compter sur les doigts des deux mains (et encore!) à l’époque. Mais la seule nostalgie ne suffirait pas à expliquer mon affection pour ce morceau. Avec ses gimmicks mélodiques japonisants, Tes états d’âme…Eric me touche par la mélancolie diffuse qu’il distille, une drôle de confusion des sentiments que me semblent évoquer les jeux de mots plus ou moins heureux qui parsèment le morceau. La voix traînante de Rachel Ortas apporte de surcroît une touche nonchalante et sensuelle qui n’est pas sans effet. Une chanson qui, à mes yeux, vaut mieux qu’une notice goguenarde sur Bide et musique.
- Tes états d’âme… Eric
- Et aussi : une autre madeleine – même si moins marquante – de ces années-là : Graziella de Michele – Pull-over blanc
- Bonus : la moitié masculine du duo, Eric Tabuchi, est devenu un photographe reconnu, travaillant sur des séries d’images banales extraites du quotidien. Allez faire un tour sur son site web.
154. Mathieu Boogaerts Avant que je m’ennuie (2012)
Avec sa mélodie pot-de-colle jouée au piano électrique, cette ritournelle imparable vient ouvrir en beauté le sixième album de Mathieu Boogaerts, sans doute l’un des plus passionnants électrons libres apparus dans la musique d’ici ces vingt dernières années. Sous son air de ne pas y toucher, le morceau promène le long d’une rythmique reggae réduite au métronome de drôles d’humeurs troubles, où la supplique amoureuse accompagne une sourde menace, où la frustration côtoie le désir de près. En arrière-plan, de subtils arrangements de cuivres viennent souffler et inspirer tandis que la chanson poursuit son chemin en claudiquant avec une grâce étrange.
- Avant que je m’ennuie
- Et aussi : L’espace
- Bonus : toujours sympa à voir, même s’il ne semble pas avoir été mis à jour très récemment, le site web de Mathieu Boogaerts
153. Claude Nougaro Bidonville (1965)
Bouleversé par sa découverte du Brésil, Nougaro en emporte avec lui des images, des couleurs, et bien sûr de la musique, nouant notamment une réelle amitié avec le guitariste Baden Powell. C’est en reprenant les plans du Berimbau du légendaire musicien que le Toulousain au cœur de jazz et au cou de taureau composa son Bidonville. Nougaro apporte à cet air de bossa son phrasé rond et rugueux à la fois et l’embrasse de tout l’empan de sa générosité. Certain·e·s pourront lui reprocher la reproduction de quelques clichés sur le pauvre peuple des favelas mais le bidonville de la chanson évoque tout aussi bien les fameux paysages de Rio que ceux alors tout aussi réels de certaines banlieues françaises. Bidonville sonne au final comme la rencontre forcément lumineuse de deux soleils, l’un baignant l’accent chantant de Nougaro, l’autre la beauté et la rudesse des terres brésiliennes.
- Bidonville
- Et aussi : Tu verras
- Bonus : un article du Monde paru en 2005 sur la passion française pour la bossa brésilienne
152. Bérurier Noir Salut à toi (1985)
En cette période de vœux, je rappellerai pour l’anecdote que ce Salut à toi rageur et électrique fût décrit en son temps par le facétieux leader des Bérus comme un morceau idéal pour souhaiter la bonne année. Caché à l’origine en face B du maxi 45 tours de Noël 1985 joliment baptisé Joyeux merdier, cette antienne répétitive allait devenir le principal tube du groupe phare du rock alternatif français des années 1980. Même si mes connaissances de cette scène restent rudimentaires – et doivent beaucoup aux goûts d’alors d’un ami sûr – je ne pouvais décemment pas négliger un morceau toujours capable de procurer une belle montée d’adrénaline et dont l’ADN rebelle peut encore servir de bande-son à nombre de colères. La mécanique implacable bâtie autour d’une boîte à rythmes martiale et d’un riff de guitares en fusion se dérègle progressivement sous les assauts d’un saxophone en pleine insoumission et du chant possédé de Loran qui part peu à peu en vrille au fur et à mesure du morceau, en même temps que cet hymne à la rébellion finit par se teinter des couleurs inquiétantes de la folie. Une sirène d’ambulance givrée apporte la touche finale d’acide psychiatrique à l’ensemble.
- Salut à toi
- Et aussi : Porcherie
- Bonus : retour sur le parcours atypique de François Guillemot, ex-membre des Bérus devenu historien au CNRS
151. Charles Aznavour Comme ils disent (1972)
Difficile de trouver des choses pertinentes à ajouter à l’exégèse d’un morceau érigé depuis longtemps en classique, encore davantage depuis la mort d’Aznavour. Je pourrai bien sûr souligner l’indéniable audace du sujet, cette façon de se frotter au tabou alors (et toujours aujourd’hui) brûlant de l’homosexualité. Je ne suis cependant pas vraiment bien placé pour le faire, même si cette chanson a peut-être semé quelques graines de contre-poison aux clichés homophobes environnants dans l’esprit du petit garçon que j’étais quand je voyais ce monsieur honorable l’interpréter à la télévision. Il m’aura cependant fallu atteindre un âge plus avancé pour saisir la portée de ce morceau, qu’elle soit politique, sociale ou esthétique. En plus d’être une chanson juste au sens fort du terme, Comme ils disent est un vrai chef-d’œuvre d’observation et d’incarnation – la chanson ayant semble-t-il été inspirée à Aznavour par son chauffeur – saisissant avec acuité et finesse la condition de nombre d’homosexuels. Le tout se drape dans une orchestration riche mais sans emphase, cordes, piano, guitares et cuivres se répondant dans un bel équilibre empli d’une superbe gravité.
- Comme ils disent
- Et aussi : une autre belle chanson moins connue sur une thématique proche : Alexis HK – Coming out
- Bonus : article paru dans Têtu en octobre dernier : « Avec « Comme ils disent », Charles Aznavour avait tout compris à l’homosexualité masculine. »
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