L’étoile noire
R.E.M. Automatic for the people (1992, Warner)
Ils ne sont pas si nombreux les groupes qui, parvenus à une notoriété internationale leur permettant de remplir les stades à volonté, préfèrent le risque au confort de la redite et poursuivent leur quête artistique sans se soucier outre-mesure des attentes ; qui, après plus de 10 ans d’un parcours exemplaire, trouvent encore les ressources d’atteindre leur zénith à leur huitième album et à faire aimer à des millions de personnes à travers le monde une collection de chansons traitant majoritairement de finitude, de deuil et de consolation. Presque 25 ans après sa sortie, et après avoir parcouru en long et en large la discographie du groupe, c’est peu de dire que cette étoile noire incomparable brille encore d’un éclat sans égal.
Me, my thoughts are flower strewn / Ocean storm, bayberry moon / I have got to leave to find my way / Watch the road and memorize / This life that pass before my eyes / Nothing is going my way
Find the river
Malgré le succès planétaire de Out of time, les membres de R.E.M. décident de ne pas enchaîner sur une tournée promotionnelle, se contentant de donner quelques concerts occasionnels. A l’été 1991, Peter Buck, Mike Mills et Bill Berry se retrouvent pour commencer à travailler sur de nouveaux morceaux, avec au départ la volonté d’enregistrer un album très rock. Les sessions prennent finalement un tour bien différent : les musiciens prennent plaisir à changer d’instruments, Bill Berry délaisse sa batterie et les chansons prennent une forme plus acoustique que prévu. Michael Stipe ne rentre dans le jeu qu’un peu plus tard, une fois les premières démos réalisées et l’album – toujours produit par Scott Litt – paraît à l’automne 1992. Le résultat est proprement époustouflant. L’album baigne dans une atmosphère à la fois grave et lumineuse, abordant à de nombreuses reprises la mortalité, la perte et le passage du temps. Pourtant, rien n’est jamais vraiment plombant et Automatic for the people contient sans doute quelques unes des plus belles chansons consolatrices qu’il m’ait été donné d’entendre. R.E.M. laisse très largement de côté son indie-pop à guitares pour une musique plus orchestrale, portée notamment par de somptueux arrangements de cordes réalisés par l’ex-Led Zeppelin John Paul Jones. Out of time affichait déjà une palette instrumentale plus large mais Automatic… creuse le sillon encore davantage, invitant violoncelle, accordéon, mélodica et hautbois pour enrichir le tableau sans jamais le surcharger. R.E.M. atteint une forme d’équilibre proche de la perfection entre l’instantanéité et la subtilité, la justesse et la simplicité.
Nightswimming deservers a quiet night / I’m not sure all these people understand / It’s not like years ago / The fear of getting caught / Of recklessnes and water / They cannot see me naked / These things, they go away / Replaced by everyday
Nightswimming
Automatic for the people s’ouvre sur un ciel d’encre avec l’époustouflant Drive, sans doute le morceau le plus ambitieux et le plus impressionnant de la discographie du groupe jusque là. Toute en nuances de gris, traversée de zébrures de guitare électrique et soulevée par un souffle de cordes grandiose, Drive se joue des contraintes de l’enchaînement couplet/refrain, s’arrête, reprend et se déploie dans un spectacle tempétueux proprement fascinant. R.E.M. place la barre très haut d’entrée mais réussit à maintenir le cap de la haute altitude. Try not to breathe suit Drive comme l’éclaircie l’orage tout en donnant l’occasion à la mort de faire sa première apparition : elle restera présente dans le cadre tout du long. Le ton du disque est donné et celui-ci balancera entre ombre et lumière, entre clair et obscur. Si les ballades constituent le plus marquant sur l’album, les morceaux plus enlevés s’intègrent parfaitement à l’ensemble sans jurer dans le tableau. The sidewinder sleeps tonite semble un brin primesautier avec son imparable refrain mais on retient davantage encore la course qui paraît s’engager entre le flot du clavier et le chant (bouleversant) de Michael Stipe sur les couplets. Ignoreland, Monty got a raw deal ou Man on the moon se rapprochent davantage d’un R.E.M. de facture classique, mais dans sa version haut de gamme, la dernière citée notamment revêtant son plus beau costume pour évoquer le souvenir du comique Andy Kaufman (le titre donnera d’ailleurs son nom au biopic que Milos Forman consacrera au show-man quelques années plus tard). Mais, comme je l’écrivais plus haut, ce sont bien les morceaux lents qui impriment leur humeur au disque. Impossible évidemment de passer sous silence Everybody hurts, aujourd’hui devenu classique intemporel, bouleversant condensé de réconfort qui apaise comme la main passée sur la joue pour recueillir les larmes. Sweetness follows évolue aussi dans ce registre consolateur, mais dans un style plus solennel, presque hiératique qui évoque un peu la gravité sublime de John Cale. Comme tout chef-d’œuvre, Automatic for the people se termine en majesté avec d’abord l’exceptionnel Nightswimming, merveilleux morceau de fin de parcours, ballade au piano naviguant sur un fil entre plénitude et finitude, sur laquelle on visualise parfaitement Stipe entrer dans l’eau au clair de lune, seul et serein. Sans doute une des mes chansons préférées au monde, Nightswimming fait partie de ces morceaux qui semblent vous transmettre tout ce que vous avez besoin de savoir, une forme de lucidité implacable et sereine sur la vie et les autres. Rien n’est lourd mais rien n’est insignifiant. Peu avare de son talent, R.E.M. nous offre une dernière merveille pour la route, ce Find the river qui sonne comme un chant d’adieu et d’espoir, embrassant d’un même regard le passé et l’avenir, et tout ce qu’ils peuvent contenir de joie et de tristesse.
I will try not to burden you / I can hold these inside / I will hold my breath until all these shivers subside / Just look in my eyes
Try not to breathe
Automatic for the people demeure toujours après tant d’écoutes aussi cher à mon cœur, pour ce qu’il semble regarder la vie comme on aimerait toujours la voir, sans illusions et emplie d’espoirs. Sommet de la discographie du groupe d’Athens, Automatic for the people aura de plus réussi la gageure de faire partager ses drôles de lumière noire à des millions d’auditeurs, qu’il aura su baigner dans son beau crépuscule.
Joli 🙂
Je savais que ça allait être bon, c’est exactement ça ; je me replonge dedans illico.
Nightswimming est vraiment splendide.