R.E.M. Fables of the reconstruction (1985, IRS)
Après la révélation (Murmur) et la confirmation (Reckoning), le troisième album de R.E.M. pourrait être considéré comme celui de la mise à l’épreuve. Le groupe choisit de briser sa routine, laissant de côté ses producteurs attitrés – Mitch Easter et Don Dixon – pour s’en aller enregistrer à Londres avec le légendaire Joe Boyd, l’homme aux manettes derrière des figures aussi considérables que Nick Drake ou Fairport Convention. On ne sait si ce fut le mal du pays, la nourriture, le climat ou la fatigue de l’enchaînement incessant entre albums et tournées, mais chacun se rappelle de sessions particulièrement tendues et d’une ambiance lourde qui manqua provoquer l’implosion du groupe selon les biographes les plus avertis.
Read the scene where gravity is pulling me around / Peel back the mountains peel back the sky / Stomp gravity into the floor / It’s a Man Ray kind of sky / Let me show you what I can do with it / Time and distance are out of place here
Feeling gravitys pull
Si ce pesant contexte s’entend dans la texture générale des morceaux de cet album souvent mésestimé, force est de constater que R.E.M. réussit finalement à surmonter l’adversité avec brio, surtout au regard de la suite triomphale de l’histoire. Et si Fables of the reconstruction ne figure certainement pas parmi les sommets de la discographie du quatuor d’Athens, il n’en demeure pas moins un disque d’excellente facture. Alors qu’on aurait pu croire que l’association avec Joe Boyd ferait saillir encore davantage les influences folk du groupe, il s’avère que c’est bien plutôt son versant rock qui s’expose ici sous une lumière crue. Les teintes vertes et bleues de Reckoning cèdent la place à un brun mordoré et l’ambiance se fait souvent menaçante. L’influence des Byrds et les guitares carillonnantes de Peter Buck ne disparaissent pas tout à fait mais le son est plus dur, les riffs plus lourds. Les paroles et le chant de Michael Stipe gagnent (légèrement) en clarté, s’ancrant davantage dans l’histoire et la géographie du Sud américain, le bonhomme ayant d’ailleurs déclaré explicitement à l’époque vouloir se rapprocher de formes plus narratives.
Stay off that highway, word is it’s not so safe / The grasses that hide the greenback / The amber waves of gain again
Green grow the rushes
L’introductif Feeling gravitys pull, avec son riff en clair-obscur sorti droit du post-punk anglais et ses cordes à l’air mauvais, marque d’entrée une volonté de rupture avec les précédents albums et donne le ton. Les guitares se feront fréquemment plus abrasives, donnant ainsi forme à d’épatants instants de rock fiévreux et intense, de Life and how to live it à Auctioneer (another engine). Mais R.E.M. ne perd pas pour autant sa patte (mélodies et contre-mélodies, harmonies vocales…) et ses influences folk-rock ne sont jamais bien loin. Elles s’entendent ainsi sur le superbe Driver 8, le bucolique Green grow the rushes et sur Wendell Gee, la ballade lunaire et décalée (avec sa merveille de solo de banjo) qui vient clore le disque. Mais ce qui se dégage au final de ces dix chansons, c’est bien pour moi cette formidable impression de mouvement perpétuel, cette intranquillité viscérale chevillée au corps des morceaux. Stipe et sa bande semblent animés d’une incessante turbulence et la plupart des chansons suggèrent d’une façon ou d’une autre un déplacement, un refus de l’immobilité. R.E.M. ne semble pourtant pas spécialement fuir quelque chose en particulier, juste trouver son salut dans la marche, la course ou le voyage. Sur Fables of the reconstruction, R.E.M. tantôt tourne en rond comme lion en cage (Feeling gravitys pull, Old man Kensey), tantôt prend la route (ou le train) pour traverser les grands espaces (Driver 8, Life and how to live it), tantôt badine dans les prairies (Green grow the rushes). En quête de soi-même, cette musique semble nous dire que tout arrêt pourrait lui nuire, que toute pause pourrait briser son élan. Et à bien y réfléchir, on se demande si la mise à feu de la fusée R.E.M. et du succès phénoménal du groupe ne s’est pas enclenchée ici, des morceaux comme Kohoutek ou le génial Maps and legends annonçant ce que deviendra la musique du quatuor avec son mélange unique d’humilité et de ferveur communicative.
If the wind were colors / And if the air could speak / Then whistle as the wind blows / Whistle as the wind blows (Wendell Gee)
Si Fables of the reconstruction pèche par quelques insuffisances qui l’empêchent de se hisser parmi les tout meilleurs disques de R.E.M., il marque en quelque sorte la vraie naissance de l’idiosyncrasie du groupe, de ce qui fera son succès dans les années à venir. Véritable disque de transition entre les teintes 100% indé des débuts et le rock de stade à taille humaine des prochains épisodes, Fables of the reconstruction est aussi une épreuve réussie, un palier franchi, la mise sur orbite d’un groupe hors normes. La suite le confirmera…