Comédie vénitienne
The Divine Comedy Casanova (1996, Setanta)
Après un chef-d’œuvre authentifié (Liberation) suivi d’un excellent disque (Promenade), Neil Hannon allait traverser une sévère période de doute au moment de donner suite à d’aussi retentissants débuts. Outre que ces deux albums, malgré leur indéniable succès critique, ne récoltèrent qu’un modeste écho public et commercial, le chétif Irlandais se demandait si ses capacités pouvaient donner corps à ses ambitions et si, rêvant de montagnes, il n’allait finalement qu’accoucher d’une souris. Car derrière les airs de forfanterie et le goût pour les arrangements rococo, le gringalet peinait à masquer de réelles béances, notamment une perpétuelle et périlleuse quête d’équilibre entre son orgueil et son manque de confiance en soi. C’est ainsi qu’on le retrouva, lors d’une fameuse rencontre copieusement arrosée organisée par les Inrocks en 1995, à avouer tout haut sa crainte de ne pas être à la hauteur, de n’être qu’un imposteur. C’est peu dire que Neil Hannon allait relever le gant avec brio avec cet impressionnant Casanova.
Young, uniform minds in uniform lines and uniform ties / Run round with trousers on fire / And signs of desire / They cannot disguise / While I try to find words / As light as the birds / That circle above / To put in my songs of love
Songs of love
Il y avait pourtant raisonnablement quelques craintes à avoir. Sur ses disques précédents – et notamment Promenade – le bonhomme avait affiché un goût prononcé pour les arrangements fastueux et une inclination pour l’emphase qui pouvait faire redouter de vrais débordements kitsch, d’autant que Casanova était présenté comme un concept-album autour de la vie du célèbre libertin vénitien. De ce décorum prétexte, l’homme de Divine Comedy allait faire le parfait véhicule de ses recherches musicales et l’exutoire de toutes ses frustrations. Casanova réussit en effet la gageure de marier abondance et dépouillement, exubérance et crudité. La richesse des orchestrations laisse constamment percer derrière son opulence de profondes fêlures et de brûlantes angoisses. Et si l’album s’intitule Casanova, c’est bien parce que son auteur y révèle toutes les difficultés de ses rapports aux femmes de l’époque. Neil Hannon exprime ainsi tout le malaise et l’inconfort de ses relations au sexe féminin, et au sexe tout court. Se dépeignant tantôt en affreux misogyne, tantôt en éphèbe romantique, Hannon se livre devant nous à une exhibition parfois franchement dérangeante, ouvrant sa boîte crânienne devant le grand orchestre pour mieux donner à voir ses bassesses et ses aspirations, ses petites pensées peu ragoutantes et ses aspirations romantiques. Il faudra donc tout prendre ou tout laisser, au risque de l’indigestion. Casanova est un disque surchargé, d’affects et d’arrangements, d’idées et de mélodies, une déferlante qui emporte son auteur autant qu’il la domine.
Then the fall from grace / The lines upon your face grow deeper almost everyday / Days and weeks roll by and winter nights draw nigh / And everything that lives must die
The dogs & the horses
Musicalement, Hannon en profite pour se mesurer avec ses plus évidents modèles, n’hésitant pas à se confronter avec quelques unes des plus fines plumes de l’histoire de la pop. Becoming more like Alfie le montre ainsi envoyer d’évidents clins d’œil à la fluidité classieuse des meilleures mélodies de Burt Bacharach tandis qu’à plusieurs reprises, Hannon prend sa plus belle voix de stentor pour s’offrir un strapontin dans les plaines désolées du Scott Walker hors normes de la fin des 60’s. Ce grand petit homme déclenche ainsi une impressionnante tempête malade le temps d’un Through a long and sleepless night époustouflant avant de baisser sa garde sur ce The dogs & the horses terminal d’une grande intensité dramatique. Neil Hannon ne perd pas pour autant ses manières plus avenantes, le garçon sachant faire preuve d’une grande finesse et d’un sens de l’humour prononcé. Ce sera par exemple le vachard mais exquis The frog princess, coup de pied de l’âne à une conquête française apparemment peu commode ; ce sera surtout le formidable Songs of love, petite chose d’une délicatesse sans nom, description immaculée et pleine de mauvaise foi opposant les pures aspirations esthétiques du songwriter aux pensées salaces qui agitent ses contemporains. On ne manquera pas non plus de mentionner la pop grand style de l’épatant Woman of the world, pétillant comme un verre de champagne servi pendant La Party de Blake Edwards ou la cavalcade furieuse de Something for the weekend qui ouvre l’album en fanfare.
I’ll scream and scream and scream until / I’ve made myself critically ill / in hospital, in case you’re there / in uniform, intensive care / I know you’ll be the death of me / but what a cool death that would be / I’d rather die than be deprived of Wonderbras and thunder thighs
Through a long and sleepless night
Avec ce troisième opus majuscule, Hannon confirmait tout son talent, déjà largement démontré par ses précédentes réalisations. Il livrait par la même occasion ce qui reste peut-être encore aujourd’hui comme son disque le plus personnel, le plus inconfortable, cachant à peine derrière l’apparat ses fêlures et sa fragilité.
Encore un acte dont je n’avais jamais entendu parler et qui va sûrement orner ma discothèque prochainement !
Kudos d’office pour son blaze, en plus.