Joli monstre
Eels Beautiful freak (1996, Dreamworks)
Alors que Eels poursuit aujourd’hui son (prolifique) bonhomme de chemin dans une relative indifférence, on pourra se rappeler que ce Beautiful freak suscita à sa sortie d’unanimes critiques laudatives – à juste titre – et permit au groupe de décrocher un certain succès avec le single Novocaine for the soul, porté par son clip dans lequel les membres du groupe s’envoyaient littéralement en l’air.
« Joli monstre » : c’est peu de dire à quel point le titre de ce disque aura été en accord avec son contenu. Grâce à la production des Dust Brothers (déjà aux manettes pour le Odelay de Beck, entre autres) et au talent de compositeur de Mark Oliver Everett alias E – Eels à lui tout seul – , l’auditeur se trouve confronté à un disque mutant, une musique en mouvement perpétuel, solide sur ses bases mais en construction permanente. Il est ainsi difficile de rattacher Eels à des influences bien identifiées, tant ce premier opus apparaît singulier. On pourra évoquer là Nirvana (Mental) ou ici Beck (Susan’s house) mais le tout en filigrane, passé au tamis de l’univers très affirmé de Mark Oliver Everett. Car si Eels se présente alors comme un trio, il n’existe que par et pour son leader qui imprime à sa musique et à ses textes toute la frustration et les fêlures accumulées au long d’un parcours chaotique.
Affleure ici à chaque instant la sensibilité écorchée de E. Beautiful freak se nourrit des sentiments paradoxaux de son auteur, entre la soif de reconnaissance exacerbée par des années d’échecs (« Everyone needs to be somebody ») et le rejet du monde extérieur et de ses faux-semblants (« One day I’ll come through / My American dream / But it won’t mean a fucking thing »). De cette tension jaillissent les titres les plus intenses de l’album, tel le fantastique et fulminant Not ready yet, qui exprime avec une incroyable force tellurique le désir et la crainte de se mêler au monde (« Don’t think I’m ready yet / Not feeling up to it now »). Il faut dire ici qu’Eels représentait une sorte de dernière chance pour E, déjà auteur de deux albums passés complètement inaperçus au début des années 1990 (A man called E et Broken toy shop) et qui, à près de 33 ans, se retrouvait au pied du mur. Avec Beautiful freak, E accédait à cette reconnaissance tant convoitée, tout en conservant le détachement et la lucidité conférés par ses années de vache maigre et aisément audibles dans ses textes. On l’entend ainsi interroger, goguenard, sur le superbe Guest list : « Are you one of the beautiful people / Is my name on the list? «
Beautiful freak offre une musique vivante, vibrante et mature, à la production foisonnante, jouant sur de nombreux effets (boucles, travail sur les voix) tout en demeurant viscéralement organique. De l’étonnant feu d’artifice Novocaine for the soul à la tendre ballade finale Manchild, ce disque brille d’une constante originalité, alignant son lot de classiques instantanés, énervés (Rags to rags ou Mental) ou apaisés, tel le merveilleux Flower à l’équilibre idéal.
Eels ne retrouvera jamais semblable exposition. Après des débuts aussi prometteurs, le groupe sortira en 1998 un album suicidaire, Electro-shock blues, sur lequel E, affecté par la perte de sa sœur et de sa mère, mettra (de façon très émouvante) en musique des histoires de mort et de maladie bien trop dérangeantes pour les charts. Le groupe enquille depuis les albums dans un anonymat relatif, alignant une bonne dizaine d’opus depuis ce premier effort solo. Je reviendrai certainement sur quelques uns d’entre eux dans ces pages et je renverrai déjà immodestement à ma chronique de son Souljacker de 2001 publiée ici-même.
2 réponses
[…] Beautiful freak, son premier album en tant que tête pensante de Eels, Mark Oliver Everett (aussi connu sous le […]
[…] également à l’écart des superproductions de son remarquable (et désormais classique) Beautiful freak. Bien au contraire, Mark Oliver Everett choisit une approche plus humble, plus organique, livrant […]