Le phare de la lune
Cat Power Moon pix (1998, Matador)
Les disques qu’on préfère ne sont pas forcément ceux qu’on écoute le plus. Certaines musiques ne se prêtent pas à toutes les ambiances, réclament l’intimité, imposent parfois une gravité qu’on n’a pas envie d’exiger des proches ; d’autres viennent gratter trop près de l’os pour qu’on se risque à trop en partager l’écoute. Nul doute que ce Moon pix – quatrième album officiel de Cat Power – émarge pour nous dans cette catégorie, perle noire dont on accepte d’ouvrir l’écrin qu’en de rares occasions.
Never give up / No never give up / If you’re looking for Something easy / You might as well give it up
Say
La découverte de Chan Marshall (alias Cat Power) avec son brûlant What would the community think de 1996 avait déjà passablement secoué nos oreilles ébahies, l’urgence sauvage de ces chansons les emmenant en nombre d’occasions vers de brûlants sommets. Cat Power y délivrait des chansons brutes et belles, directement raccordées à d’imposantes crevasses intimes, grattant ses plaies autant qu’elle exposait les nôtres par la grâce de cet étonnant pouvoir cathartique que peut parfois avoir la musique. La révélation fut d’ampleur pour nombre d’entre nous mais cette exposition nouvelle n’allait pas manquer de troubler la personnalité déjà passablement angoissée de Chan Marshall. La jeune femme décida temporairement d’arrêter la musique et se retira quelques mois dans une ferme isolée de Caroline du Sud. Les démons – au sens propre – de Chan Marshall ne la laissèrent pas tranquille et c’est au cours d’une nuit de cauchemars hallucinatoires où elle se vit assiégée par des esprits mauvais que Cat Power commença de composer les chansons de Moon pix. Le calme revenu, elle choisit finalement de donner leur chance à ces morceaux qui l’avaient aidée à surmonter cette expérience traumatisante et partit en Australie enregistrer avec la section rythmique du groupe Dirty Three.
I once was lost but now I’m found was blind / But now I see you / How selfish of you to believe in the meaning of all the bad dreaming
Metal heart
Pareils auspices auraient pu présager un album psychotique, faisant de l’auditeur le voyeur plus ou moins consentant du naufrage mental de la jeune femme. Bien au contraire, Moon pix se révèle un disque d’une grande douceur, étrangement reposé, d’où surgissent des ombres étonnamment apaisantes. La fureur et l’urgence qui consumaient les morceaux les plus âpres de What would the community think cèdent la place à une sorte d’abandon. De mauvais démons hantent toujours la maison de Chan Marshall mais celle-ci se décide à ouvrir plus souvent les fenêtres, à laisser circuler l’air et la lumière. Le songwriting de la jeune femme gagne ainsi en ampleur, enrichit sa palette de teintes plus subtiles et laisse le silence s’immiscer entre les notes. Si les failles qu’elle expose demeurent vertigineuses, Chan Marshall semble les accepter avec une maturité nouvelle, s’accordant le droit de baisser les armes de temps en temps sans pour autant capituler.
When the bottle is empty / Then life ain’t worth a damn
Moonshiner
Pour résumer, Moon pix est un chef-d’œuvre fort et fragile à la fois, dont la sombre clarté bouleverse tout du long. Cat Power révèle à son tour les beautés inépuisables de ces musiques sans âge – le folk, le blues – et démontre leur éternelle justesse. A plusieurs reprises, Chan Marshall offre de ces chansons qui mettent le monde à nu et mettent le doigt sur nos fêlures non pour nous blesser mais pour nous rappeler qu’elles font de nous ce que nous sommes. Ce sera ainsi ce Say hypnotique et menaçant, sur lequel la voix et les mots de Chan Marshall nous gardent à l’abri de l’orage qui gronde au-dehors. Ce sera ce Metal heart qui semble se tisser directement sous nos yeux et qui monte comme une vague implacable nous emportant au loin. Ce sera ce Moonshiner déchirant qui vient peut-être exorciser les penchants alcoolisés de la jeune femme. Ce sera surtout ce merveilleux Colors and the kids, morceau au piano-voix consolant comme les bras dans lesquels le petit garçon qu’on demeure se blottit quand le monde lui est trop douloureux. Une des plus belles chansons du monde à n’en pas douter, dont le doux ressac réchauffe autant qu’il fait monter les larmes aux yeux. Tout le disque – à une ou deux exceptions près – plane ainsi à haute altitude, et on pourrait aussi mentionner le charme étrange de Cross bones style, la fragilité étale de Back of your head, la torpeur inquiète de No sense ou l’espoir presque souriant de You may know him.
It must be the colors and the kids that keep me alive / Cause the music is boring me to death
Colors and the kids
Je n’écoute donc pas très souvent Moon pix, ni le sublime You are free peut-être encore supérieur que Cat Power sortira en 2003 mais ces chansons, je les sais là, à portée de main, toujours capables de m’émerveiller ou de me consoler quand j’en éprouve le besoin. Un phare dans la nuit…
3 réponses
[…] artistique majeure largement célébrée par la critique, Moon pix suscita forcément de nouvelles attentes avec lesquelles une personnalité aussi troublée que celle […]
[…] « Colors and the kids », point culminant de son très haut perché Moon pix de 1998, Cat Power chante ces mots qui nous ont toujours bouleversé : « Must be the colors and […]
[…] de Cat Power se tenant en bonne place dans notre petit Panthéon musical intime, notamment Moon pix (1998) ou You are free (2003). Et si l’on fut comme beaucoup un brin décontenancé par le […]