Eels Electro-shock blues (1998, Dreamworks)
Avec Beautiful freak, son premier album en tant que tête pensante de Eels, Mark Oliver Everett (aussi connu sous le pseudonyme de E.) semblait parvenir là où il avait toujours rêvé d’être. Après des années de frustration à trimer dans les tréfonds de l’underground indie-rock, le bonhomme décrochait, la trentaine passée, un succès critique et public inattendu, propulsé de surcroît tête de gondole du nouveau label hype Dreamworks lancé par Steven Spielberg et David Geffen, rien de moins. Arrivé tout près du soleil, Mark Oliver Everett allait malheureusement en revenir le cuir brûlé et un goût de cendres en bouche. Alors que jouer les têtes d’affiche dans des festivals peuplés d’adolescents attendant de pogoter sur le refrain de Novocaine for the soul commençait déjà à le gaver, les tragédies de la vie réelle allaient froisser irrémédiablement le conte de fées que semblait écrire Beautiful freak.
Look at all the people with the flowers in their hands / They put the flower on the box that’s holding all the sand / That once was… / That once was…you
Going to your funeral, part I
Durant l’enregistrement de ce deuxième album, le leader de Eels allait en effet devoir affronter une double dose de drame, entre le suicide de sa sœur qui souffrait de troubles mentaux sévères depuis de nombreuses années et le diagnostic du cancer incurable de sa mère. Electro-shock blues est donc un disque marqué par la peine et le deuil, et les mille questions irrésolues que laissent à ceux qui restent la disparition de proches, en plus de devoir continuer à faire avec les béances de l’absence. Sur un plan plus bassement matériel, on imagine volontiers le désarroi des équipes en charge de la promotion d’un disque pareil dans les bureaux du label. Après la pop mutante et rutilante de Beautiful freak, comment attirer le chaland avec des chansons qui parlent de cancer, d’hôpital, de funérailles et d’électrochocs ? Comment séduire les radios quand le premier titre du disque se conclut par : « My name’s Elizabeth, my life is shit and piss » ? Difficile de vanter les mérites d’un disque que tout concourt à rendre plombant et qui pourrait facilement être écrasé par la lourdeur de son contexte. Et pourtant, si le disque ne fût pas loin du suicide commercial, Electro-shock blues est peut-être le meilleur disque de son auteur, son plus touchant assurément.
The kids are digging up a brand new hole / Where they put their deadbeat mom / Grandpa’s happy watching video porn / With the closed-caption on/ And father knows best / About suicide and smack
Cancer for the cure
Car si ce disque porte les stigmates des tourments qui l’ont vu naître, Mark Oliver Everett livre aussi un ensemble de morceaux résolument vivants, bien attaché à ne pas sombrer dans la merde qui semble lui tomber dessus par pelletées. L’atmosphère est grave, évidemment, mais Eels réussit à sans cesse maintenir la noirceur à distance, à garder une lumière allumée, petites loupiotes qui consolent ou servent de phare pour ne pas se perdre. Discrètement entouré d’invités précieux (Lisa Germano, Grant Lee Phillips ou Jon Brion), le groupe fait montre d’une inventivité constante, échappant au piège de la monochromie dépressive qui pourrait l’envelopper. On entend ainsi aussi bien une ballade piano-voix toute de douceur fragile (Electro-shock blues, le morceau) qu’un blues-rock déstructuré à la Tom Waits, tout de rugosité contondante (Going to your funeral, part I). Les stridences de Cancer for the cure résonnent tel une tempête sous un crâne tandis que, plus loin, les relents jazzy de Hospital food charrient un mélange de menace et d’ironie mordante. Le disque touche parfois au sublime, comme sur le miraculeux Climbing to the moon, dont le classicisme impeccable bouleverse par sa douleur contenue. Avec une ineffable subtilité, 3 speed vise droit au cœur, Everett adressant à sa sœur les questions qui le hantent, emplies d’incompréhension et de douloureuse impuissance. Sur Efil’s God, Eels se rapproche de la pop foisonnante de Beautiful freak, dont on retrouve les effluves hip-hop sur le presque dansant Last stop : this town, qu’Everett ouvre sur « You’re dead, but the world keeps spinning ». Le disque se clôt par un P.S. : you rock my world dont les derniers mots, « Maybe it’s time to live », se chargent d’une puissance décuplée pour nous rappeler, avec une simplicité poignante, que la vie continue.
Got a sky that looks like Heaven / Got an Earth that looks like shit / And it’s getting hard to tell where / What I am ends and what they’re making me begins
Climbing to the moon
Au fil des années, sans doute parce que je vieillis, Electro-shock blues gagne, à mes yeux, sans cesse en épaisseur, son aspect plein de bosses et d’échardes lui conférant patine et profondeur de champ. Moins immédiatement aimable que son prédécesseur, moins flashy évidemment, son éclat apparaît au final plus marquant et sa beauté cabossée révèle la face la plus touchante de Eels. Un certain groupe chantait : « There is a light that never goes out »… Avec Electro-shock blues, Eels aura magnifiquement su donner corps à ce principe qui nous est cher. Cerise sur le gâteau, le groupe et son leader unique, E., n’a rien perdu de son inspiration au fil des années et a délivré depuis son lot de disques remarquables. Il faudra que je vous en reparle.