Le goût de l’agneau
Lambchop What another man spills (1998, City Slang)
J’avais initialement prévu de parler aujourd’hui de Nixon à l’occasion du quinzième anniversaire de la parution de cet étourdissant chef-d’œuvre et de la récente tournée – passée par la France – durant laquelle le groupe de Kurt Wagner réinterprétait sur scène cet album dans son intégralité. Et puis, après réécoute de ce disque paru juste avant Nixon et que j’avais failli oublier, il m’est apparu qu’il aurait été dommage de ne pas rendre justice (avec mes modestes moyens) aux quelques splendeurs que celui-ci recèle (outre sa pochette crayonnée avec âpreté par le regretté Vic Chesnutt).
Taking the dogs / Across the streets / To a grassy space / Between the buildings / Watching your shadow / Cast by the street light / It does appear / As if you’re tapping
Interrupted
Avec le recul sur une discographie qui compte aujourd’hui une bonne dizaine d’albums, What another man spills apparaît comme un véritable disque de transition, poursuivant l’inflexion stylistique déjà entrevue sur le EP Thriller paru un an auparavant. Après avoir joué sur ses deux premiers (magnifiques) albums une country telle qu’on n’en avait jamais entendue, rêveuse et nonchalante, emplie de petits miracles d’une beauté souvent bouleversante, la troupe de Kurt Wagner commençait sur Thriller à lorgner vers la soul, sans toutefois oser y tremper plus que le pied. Sur What another man spills, Lambchop se mouille cette fois jusqu’aux genoux, étape qui précédera le spectaculaire plongeon effectué avec Nixon.
This is not poetry / This is depravity / This is an outrage / This is unsavory
N.O.
Lambchop continue d’accommoder comme sur Jack’s tulips et How I quit smoking la country à sa sauce, emplie de sensibilité et de tendresse. On retrouve sur What another man spills ces morceaux tremblés mêlant douceur et mélancolie qui font toute la beauté de la musique du groupe. On recommandera ainsi chaudement l’écoute de N.O. ou de The Saturday option, chacune dévoilant une facette de Lambchop, l’une grave et tendue, l’autre plus désinvolte. Sur le magnifique Interrupted introductif, le groupe teinte sa musique de jazz et d’airs hispanisants, avec cette ouverture magistrale à la guitare et cette façon bien à lui de jouer avec le silence. Le titre est proprement sublime, évoquant quelque chose comme Stuart Staples des Tindersticks venu poser sa voix sur un morceau de haute volée du Spain de Josh Haden. Et on pourra après l’écoute de cette chanson merveilleuse se demander longtemps combien de songwriters seraient capables de nous émouvoir autant en racontant l’histoire d’un type qui emmène pisser ses chiens ? Mais la grande affaire du disque est encore ailleurs : elle se niche dans cette volonté de plus en plus affirmée de faire s’embrasser la country et la soul. Lambchop lâche la flamboyance sans collier de Curtis Mayfield à Nashville avec cette reprise de haute tenue d’un morceau déjà immense, ce Give me your love tourneboulant et jouisseur, sur lequel Wagner troque son timbre grave de vieux fumeur pour un falsetto droit sorti du gosier mégalo de Prince. Et Lambchop d’enfoncer le clou quelques titres plus loin avec une reprise d’un standard de R&B de Frederik Knight, I’ve been lonely for so long. On savait que la country avait une âme, Kurt Wagner démontrait avec brio qu’elle pouvait être noire. On n’oubliera pas de mentionner non plus les versants plus pop de ce What another man spills, tel ce It’s not alright qui pourrait faire une jolie chute d’un disque des Apartments ou l’éclaircie radieuse de King of nothing never. L’album se termine par un instrumental en forme de pochade The theme from the Neil Miller show, qui rappelle fort opportunément que l’humour – noir ou lumineux – constitue une part importante de l’idiosyncrasie du groupe.
Pain is coming to town / But it won’t last forever / Here’s your paper crown / The King of nothing never
King of nothing never
S’il n’est pas la pierre la plus brillante de la discographie de Lambchop, ce What another man spills mérite quand même qu’on s’y attarde, confirmant s’il en était besoin l’excellence et la singularité du songwriting de l’épatant Kurt Wagner. Parmi tous ses mérites, ce disque annonce par ailleurs la formidable bacchanale country & soul que sera Nixon, point culminant haut perché des aventures musicales de Lambchop. On y reviendra probablement très bientôt.
2 réponses
[…] Lambchop Give me your love [1998, sur l’album What another man spills] […]
[…] que je ne vous avais pas prévenus, vous ayant avertis il y a deux semaines que mon billet sur What another man spills devait initialement porter sur ce lumineux et intouchable Nixon. Ce n’était que reculer […]