La vie est brève et le désir sans fin
Étienne Daho Les chansons de l’innocence retrouvée (2013, Polydor)
Sur L’étrangère, l’un des très bons moments de ce treizième album studio, Étienne Daho évoque au détour d’un couplet la “bouleversante odeur de vie” qui semble chavirer la protagoniste du morceau. J’ai beau ne pas être un fin connaisseur de la discographie du bonhomme, l’expression m’apparaît convenir à merveille pour décrire la force motrice de sa musique. C’est bien cette odeur qui semble sans cesse l’appeler, le mouvoir et l’émouvoir, avec tout ce qu’elle charrie et convoque d’excès, de vertiges, de joies et de plaisirs. Et c’est bien ce qui fait souvent le charme des albums du Breton d’adoption, ce goût vibrant pour la vie et sa sève, bue toute entière amertume comprise. Cette sève coule ici partout, le long de onze morceaux qui démontrent que l’approche de la soixantaine n’affecte en rien la vigueur créative de cet éternel jeune homme.
Quand la chance les lâche, frangins à la dérive / Ô merveilleux perdants, se débattent en l’eau vive / Si sauvagement rejetés, nager vers l’autre rive / Parvenir de l’autre côté et vivre vaille que vive
Un nouveau printemps
Car c’est un Daho en grande forme artistique qu’on retrouve ici, affichant un somptueux mélange d’assurance et d’humilité. Toujours avide de collaborations – on prend plus de plaisir à plusieurs – , le bonhomme s’offre un aréopage cinq étoiles, rassemblant autour de lui des gens aussi divers et recommandables que Nile Rodgers (Chic), Debbie Harry (Blondie), Dominique A, François Marry (François & the Atlas Mountains), Jehnny Beth (Savages) ou les filles d’Au Revoir Simone. Pour couronner le tout, Daho confie la production et une grande partie des musiques à l’épatant Jean-Louis Piérot, qui offre en retour au maître de cérémonie des arrangements haut de gamme, notamment des drapés de cordes qui portent très haut la plupart des chansons. Musicalement, le disque m’apparaît remarquablement balancé. Balancé pour le sens indéniable du groove qui habite bon nombre de morceaux, les guitares funk ne manquant jamais une occasion de donner ici de la voix et du rythme. Balancé pour cet indéniable savoir-faire qui fait que tout brille sans jamais faire clinquant. Balancé aussi pour cet équilibre fascinant entre la pétulance de la musique et des textes – souvent très réussis – plus sombres, sur lesquels Daho met en scène doutes, fêlures et fragilités.
Que de temps passé en surface, que de temps à ne pas succomber, au spleen et aux étoiles plombées / Que de temps passé en surface / L’éphémère était mon credo et hier, à la mauvaise place / Je n’aimais pas trop mon cerveau, mon corps envahissait l’espace / Puis j’ai vu bouger la surface, tout le temps venant à déborder / Je pensais ne pas y penser, oui mais nos pensées nous dépassent
En surface
L’album s’ouvre sur un imposant tiercé qui confirme que Daho sait soigner ses entrées. Le baiser du destin avance décidé sur un lit de cordes aux teintes orientales, tandis qu’une rythmique urbaine ouvre la voie. S’ensuit l’impressionnant L’homme qui marche, habité d’une fièvre inquiète, qu’on écoute tendu comme on regarderait un prenant mélange de film noir, de série d’espionnage et de romance. Daho poursuit sur cette voie cinématographique avec le formidable Un nouveau printemps qui manie là encore à merveille les jeux de lumière et sur lequel la rencontre d’une guitare funky et de cordes hermanniennes provoque un effet vertigineux dans nos cœurs et nos oreilles. On se demandera aussi par ailleurs si ce morceau n’évoque pas le drame des clandestins traversant la mer sur des embarcations de fortune pour trouver un “nouveau printemps”. Le malentendu est un autre sommet,valse tempétueuse qui évoque le Miossec brûlant de 1964 comme certaines poussées de fièvre des Tindersticks. Avec La peau dure, Daho livre un tube lumineux empli de bienveillance et de modestie mais qui se révèle au fond très touchant, avant de s’offrir un fantasme de jeunesse en invitant Debbie Harry à incarner une Étrangère joliment balancée – elle aussi – par le groove infaillible de Nile Rodgers. Impossible évidemment de passer sous silence cet En surface aux accents autobiographiques offert par Dominique A, et sur lequel les cordes cèdent le pas à une instrumentation plus minimaliste mais pas moins intense. On recommandera la version interprétée en duo par les deux hommes qui figure sur les suppléments de l’album et qui dépasse encore d’une jambe le niveau de celle du disque. Tout se clôt par l’imparable et entraînant Les chansons de l’innocence, qui résonne comme un clin d’œil aux heures dansantes du Daho 80’s, tout sourire sous la boule à facettes.
La ville noire s’endort, ce soir, je serai sans remords / Ta voix se sera tue, je ne rentrerai plus
Le malentendu
Au final, on ne saura pas si Daho avait effectivement perdu une innocence qu’il aurait retrouvée mais on affirmera sans crainte que le désir reste là et bien là et continue de le faire avancer. On ne s’en plaindra sûrement pas.