En 1995, j’ai 20 ans. Depuis un peu moins d’un an, j’ai commencé à m’intéresser à cette musique pas comme les autres, ce rock et cette pop sous les radars des grands médias et qui remplissent les pages des Inrockuptibles et les émissions de Bernard Lenoir. L’Internet grand public n’existe pas, j’ignore encore que les bibliothèques municipales prêtent aussi des disques. Mes découvertes se font via C’est Lenoir ou via les chroniques publiées dans les Inrocks, qui me font imaginer nombre d’albums que je découvrirais plus tard et me doteront de cette faculté à reconnaître des artistes à la première écoute sans en avoir jamais entendu une note, sur la foi d’une concordance entre une chronique lue et ce qui émane de leur musique. Ma discothèque s’étoffe à un rythme d’escargot, mes revenus de boursier étant loin de satisfaire mes envies : il me faut donc être précautionneux dans mes choix car les 100 francs que je vais dépenser pour un CD doivent vraiment valoir le coup. C’est très souvent le cas heureusement, peut-être parce que je ne m’autoriserais pas à être déçu. Bref, j’ai découvert les disques dont il est ici question en même temps que leur sortie. J’ai attendu impatiemment la sortie de certains, j’en ai adoré d’autres immédiatement, je les écoute pour certains depuis 27 ans. Ils résonnent donc tous d’une façon particulière en moi, comme le souvenir des premiers amours si vous voulez. D’une façon ou d’une autre, ces disques m’ont ouvert sur la vie. Il y avait des gens quelque part qui composaient une musique aussi belle et bouleversante que Vic Chesnutt ou Will Oldham, aussi mystérieuse que Tricky, aussi libre que PJ Harvey. Pour toutes ces raisons, ce top et ceux qui suivront pour les 5 ou 6 années suivantes concernent mes plus fidèles compagnons, les témoins de mon passage à l’âge adulte (pour peu que je sois un tant soit peu adulte, mais c’est une autre histoire). Grâce leur soit rendue. Une pensée aussi bien sûr pour tous les recalés qui, eux aussi, m’accompagnent depuis longtemps : La mémoire neuve de Dominique A, Love story de Lloyd Cole, le premier album de Papas Fritas ou le Fin et suite de Jean Bart. Tant d’autres mériteraient une mention mais s’il fallait en retenir dix, ce soir, ce serait ceux-là.
Après un premier LP déjà brillant, les Anglais signaient un deuxième opus hanté et fiévreux, dans lequel une toile tendue de cordes en majesté faisait le lit d’un spleen sombre et élégant, incarné à merveille par le timbre caverneux de Stuart Staples. Un grand disque de ciel d’orage, d’alcools forts et de romantisme capiteux.
A la trentaine passée, le Brestois Christophe Miossec déboulait comme un éléphant dans le magasin de porcelaine empesé de la chanson d’ici avec son folk rêche, ses guitares coupantes et son verbe querelleur. Près de trente ans après, ce disque figure un indécrottable classique de la chanson d’ici, dont on aime encore infiniment les échardes et les coups de poing. Il marquera aussi le début d’un long compagnonnage avec l’attachant Breton.
Sur ce quatrième album, le groupe de Mark Kozelek opère progressivement son réchauffement climatique, laissant davantage entrer la lumière et le soleil dans sa mélancolie. On reste loin de la déconne mais le clair-obscur de ses précédents chefs-d’œuvre cède la place à la clarté des matins d’hiver. Le résultat demeure bouleversant, la gravité de l’ensemble ne masquant jamais un goût inédit pour le jeu et une finesse musicale toujours aussi magistrale.
Avec ce troisième opus, Will Oldham poursuivait le sans-faute discographique entamé deux ans auparavant avec son inusable There is no-one what will take care of you. La country en lambeaux de ce premier LP cède ici la place à des tonalités plus charbonneuses, le disque alternant entre saillies électriques et ballades blues-rock d’une beauté sans égale. Sans doute un des albums les plus « youngiens » du grand Will Oldham.
Après Massive Attack et Portishead, le troisième prodige de la scène trip-hop de Bristol – déjà présent sur les premiers LP des premiers cités – déboulait à son tour sur nos platines avec ce chef-d’œuvre enfumé. Tricky, magistralement accompagné par sa compagne d’alors, la précieuse Martina Topley-Bird, mêlait hip-hop, reggae, pop 80’s, funk, boucles et guitares pour nous entraîner dans un palais inquiétant et attirant comme un château hanté. Un voyage immobile de première classe.
Après le précédemment mentionné Viva last blues, ce premier album au titre imprononçable de feu Mark Linkous (aka Sparklehorse) ne masque pas ses influences youngiennes. Celles-ci sont cependant passées au tamis d’une personnalité hors norme et débouchent sur un formidable disque d’orages et de clairières, rempli de déflagrations bilieuses et écorchées et de ballades à la pureté céleste. Disque d’une profondeur de champ peu commune, Vivadixiesubmarinetransmission plot révélait un songwriter de premier ordre qui nous manque cruellement aujourd’hui.
Premier album du groupe mené par Josh Haden, fils du grand jazzman Charlie Haden, The blue moods of Spain n’a rien perdu de son charme et de ses mystères. Éloge de la lenteur et travaillant la musique comme on sculpte le silence, cet album hors normes, entre jazz, blues, folk et gospel, se déploie et vous enveloppe de ses séductions infinies. Cinquante nuances de bleu.
Encore un immense album d’un des petits préférés de votre serviteur, le troisième LP des Apartments relâche la folle tension qui habitait ses deux premiers opus pour un disque boisé et lumineux, gorgé de pop-songs à l’envergure magistrale. La voix de Peter Walsh reste ce phare vacillant mais toujours allumé et ces chansons d’au revoir et d’abandons ne cessent paradoxalement de rester avec nous, gardiennes inébranlables de nos fêlures.
La jeune fille rageuse et insécure du génial Dry se réinventait ici en femme fatale, créature lynchienne donnant libre cours à une créativité foisonnante. PJ Harvey navigue avec un égal bonheur entre blues poisseux et folk-rock éclatant, électricité et acoustique, pour dix chansons d’une brutale sensualité, qui s’élèvent et nous élèvent à des hauteurs vertigineuses. La reine d’Angleterre est bien vivante.
Enfin placé dans des conditions d’enregistrement confortables et bénéficiant d’une production aux petits oignons, Vic Chesnutt signait ici son disque certainement le plus abouti, profondément bouleversant et d’une beauté fêlée laissant filtrer toute la lumière du monde. Fragile et caustique, acoustique et électrique, Is the actor happy ? est un album comme un diamant, aussi coupant que brillant. Comme Mark Linkous, son auteur nous manque terriblement.