La ville, la nuit

Tom Waits The heart of Saturday night (1974, Asylum Records)

Après un peu plus d’un mois d’excellentes vacances – oserai-je dire méritées -, j’attaque cette rentrée rempli de bonnes résolutions. J’espère donc m’astreindre à un rythme de publication plus soutenu que celui erratique de ces derniers mois. Reste à voir si ma détermination post-estivale survivra à la charge de mon emploi du temps. Je reprendrai en tout cas aujourd’hui là où j’en étais resté fin juillet, en revenant sur le deuxième épisode de la discographie « waitsienne », son deuxième – ou plutôt second – « diplôme » comme le Californien désignera ses deux premiers LP, ceux-ci devant lui servir de viatique pour pouvoir jouer dans davantage de clubs et mettre le pied dans la porte de la scène musicale californienne, et plus si affinités.

Let’s put a new coat of paint on this lonesome old town / Set ’em up, we’ll be knockin’ em down / You wear a dress, baby, and I’ll wear a tie / We’ll laugh at that old bloodshot moon in that burgundy sky

New coat of paint

Si Closing time révélait une personnalité déjà bien affirmée, l’identité musicale de Tom Waits paraissait un poil moins assurée, l’ensemble hésitant entre jazz, folk, soft-rock et pop orchestrale. On sait que les aspirations de Waits et de son producteur d’alors, Jerry Yester, n’étaient pas franchement alignées, ceci expliquant donc sans doute cela. Pour ce deuxième essai, le Californien entame une collaboration avec le producteur Bones Howe, qui lui restera fidèle durant tous ses enregistrements chez Asylum Records jusqu’au début des années 1980. Épaulé d’un partenaire avec lequel il est davantage en phase, Tom Waits affine son écriture et livre au final un album plus consistant et réussi que son déjà fort honorable prédécesseur. Sur The heart of Saturday night, Tom Waits embrasse plus résolument les teintes jazz et la pochette en clin d’œil au In the wee small hour de Sinatra indique d’emblée quelles sont les influences du bonhomme. On entendra donc ici des airs de crooner, des ballades à la sentimentalité à fleur de peau, des draperies orchestrales et du swing à go-go. Waits se tient néanmoins loin des lumières de Broadway. Il tire pleinement parti de ses nuits à faire le portier dans des clubs angelenos pendant ses années de vache maigre pour croquer avec brio une galerie brinquebalante et attachante, peuplée de noctambules avinés, d’amoureuses endurantes et de petites frappes en quête du grand frisson. Si vous disposez de surcroît de quelques rudiments d’anglais, vous pourrez admirer des textes d’une poésie brillante, parfait trait d’union entre le bitume et le ciel étoilé. L’album se joue ainsi tout entier dans ces ambiances urbaines nocturnes, quand les amoureux s’espèrent ou désespèrent, quand les cœurs cabossés viennent chercher du réconfort dans les clubs, d’abord au bar et peut-être plus tard dans des bras secourables, sachant qu’une mauvaise rencontre s’avère toujours possible.

And you know the bartenders all know my name
And they catch me when I’m pulling up lame
And I’m a pool-shooting-shimmy-shyster shaking my head
When I should be living clean instead

Fumblin’ with the blues

L’album s’ouvre sur un New coat of paint enfumé et chaloupé, indiquant dès l’entame que le Cœur du samedi soir battait d’un tempo lent. L’essentiel du disque se compose ainsi de ballades, tantôt swinguées à l’accompagnement jazzy (piano et cuivres en tête de pont), tantôt ourlées de cordes romantiques. Dans le registre swing, outre le morceau d’ouverture, on remarquera surtout la nonchalance classieuse de Semi suite, où la mélancolie poisseuse croise la sentimentalité rêveuse. Dans un registre plus orchestré, Waits se fend d’un San Diego serenade à faire chialer les mouettes et d’un Shiver me timbers aux nuances plus pop, avec ses guitares hispanisantes qui roucoulent en arrière-plan. Sur le morceau-titre (Looking for) The heart of Saturday night, Waits opte pour un dépouillement singulier, usant d’un accompagnement minimal guitare-basse pour souligner l’amertume qui peut escorter les néons et la frénésie des samedis soirs. Au passage, sur cette chanson, le timbre de voix de Tom Waits évoque très fortement celui de Springsteen, pour un titre qui n’aurait pas dépareillé dans le répertoire du Boss. Plus loin, Fumblin’ with the blues apporte un surcroît d’énergie bienvenu, quand swing et blues se mêlent pour nous prendre par la taille. Parmi les musts de l’album, on n’oubliera pas ce Please call me, baby aux cordes tournoyantes, magnifique chanson d’amour d’après-dispute et qui semble flotter dans l’air des rues à la recherche de celle qui a claqué la porte. Le disque se clôt sur le génial The ghosts of Saturday night, déambulation poétique sur laquelle Waits, accoudé sur la basse et le piano, dépeint l’heure où la nuit s’évapore et où les balayeurs nettoient les restes des fantômes de la nuit, nourri des observations qu’il avait pu faire quand il faisait le serveur au Napoleone’s Pizza House.

As he dreams of a waitress with Maxwell House eyes
And marmalade thighs with scrambled yellow hair
Her rhinestone-studded moniker says « Irene »
As she wipes the wisps of dishwater blond from her eyes

The ghosts of Saturday night (after hours at Napoleone’s Pizza house)

On concèdera que l’album souffre d’un léger excès de monochromie mais Waits insuffle suffisamment de nuances à l’ensemble pour qu’il ne soit jamais (ou presque) ennuyeux. Et au final, des années avant les Bee Gees, le Californien proposait une autre façon d’évoquer la fièvre du samedi soir, dont le doux balancement n’en est pas moins brûlant.

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