Doux, durs, dingues
Pixies Debaser (1989, 4AD)
En ces temps sombres, rien de tel que la musique pour soulever un peu la chape qui pèse et rien de mieux que Doolittle pour s’offrir de jouissifs loopings et d’enthousiasmantes figures libres. Pour faire court, on a à faire ici à rien moins qu’à l’un des plus grands disques de rock de l’histoire ; à mon échelle, l’un de ceux qui m’ont vraiment fait comprendre qu’on pouvait faire une musique réellement différente, créative, habitée, porteuse de mondes et d’émotions fortes, à la fois jubilatoire et violente, légère et menaçante. Un quart de siècle plus tard, le résultat demeure d’une pertinence jamais démentie.
Chained to the pillars / A three day party / I break the walls / And kill us all / With holy fingers
Gouge away
Après avoir déjà secoué bien fort le rock avec l’enchaînement Come on pilgrim / Surfer Rosa, les Pixies plaçaient la barre quelques crans plus haut avec cet album doux, dur, dingue. Frank Black et ses comparses atteignent ici une véritable acmé créative, un point d’équilibre idéal entre les différentes forces habitant leur musique. Sous la houlette de Gil Norton, le groupe polit l’âpreté du son de ses précédents efforts sans pour autant édulcorer son propos. Doolittle réussit donc à être à la fois exigeant et accessible, pointu et irrésistible. Tous les éléments faisant le charme iconoclaste de Come on pilgrim / Surfer Rosa sont encore là, mais portés à un degré d’excellence supérieur : une section rythmique souple et robuste proprement à tomber, un Joey Santiago qui multiplie saillies et accélérations de guitare tandis que Frank Black chante, hurle, aboie, hulule comme jamais. Il faut revenir ici sur le mot “accélération” car il se trouve au cœur de l’art unique des Pixies, maîtres inégalés de la prise de vitesse, formidables accélérateurs de particules. On ne se lassera jamais de ces brusques démarrages, de ces crissements de pneus, de ces successions de coups de frein et de mises à feu qui raviront les amateurs de montagnes russes et de sensations fortes.
Got me a movie / I want you to know / Slicing up eyeballs / I want you to know / Girly so groovy / I want you to know / Don’t know about you / But I am un chien andalucia
Debaser
Musicalement, les Pixies approfondissent et élargissent les voies empruntées sur leurs précédents opus. On retrouve ce mélange unique entre guitares abrasives et mélodies imparables sur les désormais classiques Debaser, Wave of mutilation ou There goes my gun. La frénésie maboule qui habitait certains morceaux de Surfer Rosa / Come on pilgrim est également au rendez-vous comme sur ce Crackity Jones survolté. Mais le groupe ne s’interdit rien, et surtout pas d’aller voir ailleurs. On l’entend ainsi passer de l’agression metal de Tame à la légèreté garce de l’irrésistible Here comes your man, de la country gothique de Silver (qu’on jurerait sorti d’un western tourné par les frères Coen) à la douceur sucrée de La la love you. Les Pixies jouent avec leurs (et nos) humeurs, tantôt inquiétants, tantôt engageants, toujours originaux. Les paroles de Frank Black ne font que rajouter à l’étrangeté de cette musique, évoquant la Bible (Gouge away, Dead) ou le surréalisme (on notera évidemment la référence au Chien andalou de Luis Buñuel sur Debaser). On y croise des singes qui montent au ciel, des divinités, des putes, des armes et du sang, figures d’un univers troublant et déjanté. Toujours est-il que Doolittle est un fantastique disque de rock, avec des chansons à vous faire dresser les poils sur les bras et à vous donner envie de pogoter tout-e seul-e dans votre salon. On voue ainsi un amour éternel à ce Monkey gone to heaven (sur lequel le groupe introduit même un quatuor à cordes), fascinant et hypnotique, ou à cet époustouflant Hey, grande chanson d’amour tortueuse et tordue. J’accorderai une mention spéciale aussi à ce vertigineux N°13 baby, à la profondeur de champ inépuisable, preuve évidente s’il en fallait de l’intelligence et de la subtilité de cette musique. Impossible de trouver un moment faible ici de toutes façons : Doolittle est un indémodable classique.
The creature in the sky / Got sucked in a hole / Now there’s a hole in the sky / And the ground’s not cold / And if the ground’s not cold / Everything is gonna burn / We’ll all take turn / I’ll get mine too
Monkey gone to heaven
Les Pixies ne s’arrêteront pas sur ce chef-d’œuvre mais ne le surpasseront jamais. Le groupe délivrera néanmoins deux très bons disques en suivant, Bossanova (1990) et Trompe le monde (1991) avant de se saborder, miné par les tensions entre ses membres. Le culte et l’influence des Pixies iront grandissant au fi des années et le groupe finira par se reformer en 2004 pour plusieurs années de concert, manière de profiter d’une gloire en quelque sorte posthume. Un cinquième album inattendu est finalement paru en 2013, Indie Cindy mais qui sans être honteux, fait quand même pâle figure par rapport aux grandes heures du groupe.
2 réponses
[…] Pixies Debaser [1989, sur l’album Doolittle] […]
[…] à son élixir magique, le groupe donnera naissance l’année suivante à son grand œuvre, Doolittle. Surfer Rosa n’en demeure pas moins la porte d’entrée idéale pour pénétrer le […]