Une pièce en-dessous
Lloyd Cole & the Commotions Easy pieces (1985, Polydor)
Ça allait être difficile. Forcément, ça allait être difficile pour Lloyd Cole et ses Commotions de donner suite à la grâce fiévreuse et à l’éclat mélodique de Rattlesnakes, premier album délivré comme un miracle en 1984. L’épreuve du deuxième album s’avère souvent périlleuse, d’autant plus quand il doit succéder à un chef-d’œuvre. Le ténébreux Anglais n’évitera pas l’écueil et, avouons-le d’emblée, Easy pieces n’égale pas, loin s’en faut, l’excellence de son prédécesseur. En constitue-t-il pour autant une suite indigne ?
Jane is fine / Always fine / We’re unhappy / Most of the time / We don’t talk, we don’t fight / I’m just tired
Why I love country music
Le succès rencontré par Rattlesnakes – porté notamment par le tube Forest fire – n’était évidemment pas passé inaperçu du côté de Polydor. Alors que le label avait laissé à Cole et ses acolytes une liberté totale pour l’enregistrement de leur chef-d’œuvre, il allait se montrer autrement plus interventionniste cette fois, bien décidé à rentabiliser les promesses de ses poulains. Le groupe fut poussé à retourner en studio au plus tôt après la fin de la promotion de Rattlesnakes, s’adjoignant à nouveau les services de Paul Hardiman à la production, qui avait su si bien préserver le tremblé et la luminosité des chansons du disque. Las, les premières séances se révélant décevantes, Polydor reprit les choses en main et choisit de remplacer Hardiman par deux producteurs expérimentés, Clive Langer et Alan Winstanley. Immanquablement, la relation entre ces messieurs et le groupe de Lloyd Cole allait se révéler bien moins harmonieuse qu’avec Hardiman, débouchant au final sur des tensions et des choix de production plus ou moins raccords avec les desiderata du groupe. Il s’agissait clairement pour les producteurs choisis par Polydor de polir le son des chansons et de le rendre plus proche d’une pop FM efficace et sans trop d’aspérités, à même de garantir une place au sommet des hit-parades.
It took a lost weekend / In a hotel in Amsterdam / And double pneumonia in a single room / And the sickest joke / Was the price of the medicine / Are you laughing at me now ? / May I please laugh along with you ?
Lost weekend
Le résultat fut atteint et Easy pieces allait se hisser outre-Manche, en quelques semaines, parmi les meilleures ventes d’albums, porté notamment par l’emballant Lost weekend. La critique réservera un accueil plus tiède à l’album et la comparaison avec Rattlesnakes ne pouvait que fatalement se faire en défaveur du dernier paru. Je n’irai pas contredire l’avis majoritaire sur la question. La production clinique du duo Langer/Whistanley, pour efficace qu’elle soit, vient dérégler l’équilibre miraculeux trouvé sur le premier opus du groupe. L’éclairage devenu plus rutilant estompe les nuances et les tremblements de Rattlesnakes. La grâce a disparu ou n’apparaît que par intermittences et la fièvre qui faisait vibrer les morceaux est retombée. Pourtant, le talent d’auteur-compositeur de Lloyd Cole ne s’est pas envolé. Le bonhomme aligne ainsi une demi-douzaine de chansons qui satisferait nombre d’apprentis songwriters. Ce savoir-faire mélodique, soutenu notamment par les guipures délicates tissées par la guitare de Neil Clark, illumine ainsi des titres comme Why I love country music ou Grace. L’élégance ardente de Rattlesnakes couve encore sous les chœurs gospel de Brand new friend ou dans la frénésie qui agite l’échine de Lost weekend, magnifié par un écrin de cordes presque par trop discret. Cole nous offre également la lente et magnifique dérive de James, morceau sublime rempli de papillons noirs, dont j’avoue n’avoir jamais compris pourquoi il était si peu apprécié par son auteur. Au fil du disque, Lloyd Cole déroule avec son timbre d’aspirant crooner, mi-ironique mi-romantique, ses histoires nourries d’humour acide et de désillusions, amoureuses ou existentielles, rehaussant l’ensemble d’une touche d’élégance goguenarde qui fait mouche.
Does it feel so bad to be 28 ? / You were 23 and you could do anything / Now you open your mouth and you spit the gutter out
Grace
Il serait donc bien trop sévère d’affirmer qu’Easy pieces est un disque raté. Lloyd Cole expliquera d’ailleurs très bien plus tard que cet album pâtit en fait de sa normalité, alignant une moitié de bonnes chansons (“ce qui n’est déjà pas si mal” dira-t-il) alors que Rattlesnakes ne connaissait que l’excellence. Au final, la prestance mélodique de l’album fait que j’y retourne assez souvent, sachant que j’y trouverai mon compte de chansons agréables et quelques grands moments. On pourrait presque parler d’un disque de moyenne montagne, loin du plancher des vaches et de l’air vicié de la plaine sans approcher l’ivresse des cimes et le grand vertige des hauts sommets. Ce n’est déjà pas si mal. Et si Lloyd Cole avait trébuché légèrement sur l’obstacle du deuxième album, il n’était pas tombé : on n’avait pas fini d’avoir affaire à lui.